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Texte d'Edgard Morin

publié en octobre 1999 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture

 

CHAPITRE I

LES CECITES DE LA CONNAISSANCE :
L’ERREUR ET L’ILLUSION


Toute connaissance comporte en elle le risque de l’erreur et de l’illusion. L’éducation du futur doit affronter le problème à deux visages de l’erreur et de l’illusion. La plus grande erreur serait de sous-estimer le problème de l’erreur, la plus grande illusion serait de sous-estimer le problème de l’illusion. La reconnaissance de l’erreur et de l’illusion est d’autant plus difficile que l’erreur et l’illusion ne se reconnaissent nullement comme telles.

Erreur et illusion parasitent l’esprit humain dès l'apparition de l'homo sapiens. Quand nous considérons le passé, y compris récent, nous avons le sentiment qu’il a subi l’emprise d’innombrables erreurs et illusions. Marx et Engels ont justement énoncé dans L’Idéologie allemande que les hommes ont toujours élaboré de fausses conceptions d’eux-mêmes, de ce qu’ils font, de ce qu’ils doivent faire, du monde où ils vivent. Mais ni Marx, ni Engels n’ont échappé à ces erreurs.

1. LE TALON D’ACHILLE DE LA CONNAISSANCE

L’éducation doit montrer qu’il n’est pas de connaissance qui ne soit, à quelque degré que ce soit, menacée par l’erreur et par l’illusion. La théorie de l’information montre qu’il y a risque d’erreur sous l’effet de perturbations aléatoires ou bruits (noise), dans toute transmission d’information, toute communication de message.

Une connaissance n'est pas un miroir des choses ou du monde extérieur. Toutes les perceptions sont à la fois des traductions et reconstructions cérébrales à partir de stimuli ou signes captés et codés par les sens. D’où, nous le savons bien, les innombrables erreurs de perception qui nous viennent pourtant de notre sens le plus fiable, celui de la vision. A l'erreur de perception s'ajoute l'erreur intellectuelle. La connaissance, sous forme de mot, d’idée, de théorie, est le fruit d’une traduction/reconstruction par les moyens du langage et de la pensée et, par là, elle connaît le risque d’erreur. Cette connaissance, à la fois en tant que traduction et en tant que reconstruction, comporte de l'interprétation, ce qui introduit le risque d'erreur à l’intérieur de la subjectivité du connaissant, de sa vision du monde, de ses principes de connaissance. D’où les innombrables erreurs de conception et d’idées qui surviennent en dépit de nos contrôles rationnels. La projection de nos désirs ou de nos craintes, les perturbations mentales qu’apportent nos émotions multiplient les risques d’erreurs.

On pourrait croire qu'on pourrait éliminer le risque d'erreur en refoulant toute affectivité. Effectivement, le sentiment, la haine, l'amour, l'amitié peuvent nous aveugler. Mais il faut dire aussi que déjà dans le monde mammifère, et surtout dans le monde humain, le développement de l'intelligence est inséparable de celui de l'affectivité, c'est-à-dire de la curiosité, de la passion, qui sont des ressorts de la recherche philosophique ou scientifique. Aussi l'affectivité peut étouffer la connaissance, mais elle peut aussi l'étoffer. Il y a une relation étroite entre l’intelligence et l’affectivité : la faculté de raisonner peut être diminuée, voire détruite, par un déficit d'émotion ; l'affaiblissement de la capacité à réagir émotionnellement peut être même à la source de comportements irrationnels.

Donc il n’y a pas d'étage supérieur de la raison dominant l’émotion, mais une boucle intellect ø affect ; et par certains côtés la capacité d’émotion est indispensable à la mise en œuvre de comportements rationnels.

Le développement de la connaissance scientifique est un moyen puissant de détection des erreurs et de lutte contre les illusions. Toutefois les paradigmes qui contrôlent la science peuvent développer des illusions et nulle théorie scientifique n’est immunisée à jamais contre l’erreur. De plus, la connaissance scientifique ne peut traiter seule les problèmes épistémologiques, philosophiques et éthiques.

L’éducation doit donc se vouer à la détection des sources d’erreurs, d’illusions et d’aveuglements.

1.1 Les erreurs mentales

Aucun dispositif cérébral ne permet de distinguer l'hallucination de la perception, le rêve de la veille, l'imaginaire du réel, le subjectif de l'objectif.

L'importance du fantasme et de l'imaginaire chez l'être humain est inouïe ; étant donné que les voies d'entrée et de sortie du système neuro-cérébral, qui mettent en connexion l'organisme et le monde extérieur, ne représentent que 2% de l'ensemble, alors que 98 % concernent le fonctionnement intérieur, il s'est constitué un monde psychique relativement indépendant, où fermentent besoins, rêves, désirs, idées, images, fantasmes, et ce monde s’infiltre dans notre vision ou conception du monde extérieur.

Il existe de plus en chaque esprit une possibilité de mensonge à soi-même (self-deception) qui est source permanente d’erreurs et d’illusions. L’égocentrisme, le besoin d’autojustification, la tendance à projeter sur autrui la cause du mal font que chacun se ment à soi-même sans détecter ce mensonge dont il est pourtant l’auteur.

Notre mémoire est elle-même sujette à de très nombreuses sources d’erreurs. Une mémoire, non régénérée par la remémoration, tend à se dégrader, mais chaque remémoration peut l’enjoliver ou l’enlaidir. Notre esprit, inconsciemment, tend à sélectionner les souvenirs qui nous sont avantageux et à refouler, voire effacer, les défavorables et chacun peut s’y donner un rôle flatteur. Il tend à déformer les souvenirs par projections ou confusions inconscientes. Il y a parfois de faux souvenirs qu’on est persuadé avoir vécus, comme des souvenirs refoulés qu’on est persuadé n’avoir jamais vécus. Ainsi, la mémoire, source irremplaçable de vérité, peut-elle être sujette aux erreurs et aux illusions.

1.2 Les erreurs intellectuelles

Nos systèmes d’idées (théories, doctrines, idéologies) sont non seulement sujets à l’erreur, mais aussi protègent les erreurs et illusions qui sont inscrites en eux. Il est dans la logique organisatrice de tout système d'idées de résister à l'information qui ne lui convient pas ou qu'il ne peut intégrer. Les théories résistent à l’agression des théories ennemies ou des argumentations adverses. Bien que les théories scientifiques soient les seules à accepter la possibilité de leur réfutation, elles tendent à manifester cette résistance. Quant aux doctrines, qui sont des théories closes sur elles-mêmes et absolument convaincues de leur vérité, elles sont invulnérables à toute critique dénonçant leurs erreurs.

1.3 Les erreurs de la raison

Ce qui permet la distinction entre veille et rêve, imaginaire et réel, subjectif et objectif, c'est l'activité rationnelle de l'esprit qui fait appel au contrôle de l'environnement (résistance physique du milieu au désir et à l'imaginaire), au contrôle de la pratique (activité vérificatrice), au contrôle de la culture (référence au savoir commun), au contrôle d'autrui (est-ce que vous voyez la même chose que moi?), au contrôle cortical (mémoire, opérations logiques). Autrement dit, c'est la rationalité qui est correctrice.

La rationalité est le meilleur garde-fou contre l’erreur et l’illusion. D’une part, il y a la rationalité constructive, qui élabore des théories cohérentes en vérifiant le caractère logique de l’organisation théorique, la compatibilité entre les idées composant la théorie, l’accord entre ses assertions et les données empiriques auxquelles elle s’applique : une telle rationalité doit demeurer ouverte à ce qui la conteste, sinon elle se refermerait en doctrine et deviendrait rationalisation ; d’autre part, il y a la rationalité critique qui s’exerce particulièrement sur les erreurs et illusions des croyances, doctrines et théories. Mais la rationalité porte aussi en son sein une possibilité d’erreur et d’illusion quand elle se pervertit, nous venons de l’indiquer, en rationalisation. La rationalisation se croit rationnelle parce qu’elle constitue un système logique parfait, fondé sur déduction ou induction, mais elle se fonde sur des bases mutilées ou fausses, et elle se ferme à la contestation d’arguments et à la vérification empirique. La rationalisation est close, la rationalité est ouverte. La rationalisation puise aux mêmes sources que la rationalité, mais elle constitue une des plus puissantes sources d’erreurs et d’illusions. Ainsi, une doctrine obéissant à un modèle mécaniste et déterministe pour considérer le monde n'est pas rationnelle mais rationalisatrice.

La vraie rationalité, ouverte par nature, dialogue avec un réel qui lui résiste. Elle opère une navette incessante entre l’instance logique et l’instance empirique ; elle est le fruit du débat argumenté des idées, et non la propriété d'un système d'idées. Un rationalisme qui ignore les êtres, la subjectivité, l'affectivité, la vie est irrationnel. La rationalité doit reconnaître la part de l'affect, de l'amour, du repentir. La vraie rationalité connaît les limites de la logique, du déterminisme, du mécanisme ; elle sait que l'esprit humain ne saurait être omniscient, que la réalité comporte du mystère. Elle négocie avec l'irrationalisé, l'obscur, l'irrationalisable. Elle est non seulement critique, mais autocritique. On reconnaît la vraie rationalité à sa capacité de reconnaître ses insuffisances.

La rationalité n'est pas une qualité dont sont dotés les esprits des scientifiques et techniciens et dont sont dénués les autres. Les savants atomistes, rationnels dans leur domaine de compétence et sous les contraintes du laboratoire, peuvent être complètement irrationnels en politique ou dans leur vie privée.

De même, la rationalité n’est pas une qualité dont disposerait en monopole la civilisation occidentale. L’Occident européen s’est longtemps cru propriétaire de la rationalité, ne voyant qu’erreurs, illusions et arriérations dans les autres cultures, et jugeait toute culture à la mesure des performances technologiques. Or, nous devons savoir que dans toute société, y compris archaïque, il y a rationalité dans la confection d'outils, la stratégie de chasse, la connaissance des plantes, des animaux, du terrain en même temps qu’il y a mythe, magie, religion. Dans nos sociétés occidentales, il y a aussi présence de mythes, de magie, de religion, y compris le mythe d’une raison providentielle et y compris une religion du progrès. Nous commençons à devenir vraiment rationnels quand nous reconnaissons la rationalisation incluse dans notre rationalité et reconnaissons nos propres mythes, dont le mythe de la toute-puissance de notre raison et celui du progrès garanti.

D’où la nécessité de reconnaître dans l’éducation du futur un principe d'incertitude rationnel : la rationalité risque sans cesse, si elle n'entretient pas sa vigilance autocritique, de verser dans l’illusion rationalisatrice. C’est dire que la vraie rationalité n’est pas seulement théorique, pas seulement critique, mais aussi autocritique.

1.4 Les aveuglements paradigmatiques

Le jeu de la vérité et de l'erreur ne se joue pas seulement dans la vérification empirique et la cohérence logique des théories. Il se joue aussi en profondeur dans la zone invisible des paradigmes. C’est pourquoi l’éducation doit en tenir compte.

Un paradigme peut être défini par :

Ainsi donc, le paradigme effectue la sélection et la détermination de la conceptualisation et des opérations logiques. Il désigne les catégories fondamentales de l'intelligibilité et il opère le contrôle de leur emploi. Ainsi, les individus connaissent, pensent et agissent selon les paradigmes inscrits culturellement en eux.

Prenons un exemple : il y a deux paradigmes opposés concernant la relation homme ønature. Le premier inclut l'humain dans la nature, et tout discours obéissant à ce paradigme fait de l'homme un être naturel et reconnaît la " nature humaine ". Le second paradigme prescrit la disjonction entre ces deux termes et détermine ce qu'il y a de spécifique en l'homme par exclusion de l'idée de nature. Ces deux paradigmes opposés ont en commun d'obéir l'un et l'autre à un paradigme plus profond encore, qui est le paradigme de simplification, qui, devant toute complexité conceptuelle, prescrit soit la réduction (ici de l'humain au naturel), soit la disjonction (ici entre l'humain et le naturel). L’un et l’autre de ces paradigmes empêchent de concevoir l'unidualité (naturelle ø culturelle, cérébrale ø psychique) de la réalité humaine, et empêche également de concevoir la relation à la fois d'implication et de séparation entre l'homme et la nature. Seul un paradigme complexe d'implica-tion/distinction/conjonction permettrait une telle conception, mais il n’est pas encore inscrit dans la culture scientifique.

Le paradigme joue un rôle à la fois souterrain et souverain dans toute théorie, doctrine ou idéologie. Le paradigme est inconscient, mais il irrigue la pensée consciente, la contrôle et, dans ce sens, il est aussi surconscient.

En bref, le paradigme institue les relations primordiales qui constituent les axiomes, détermine les concepts, commande les discours et/ou les théories. Il en organise l'organisation et il en génère la génération ou la régénération.

On doit évoquer ici le " grand paradigme d'Occident " formulé par Descartes et imposé par les développements de l'histoire européenne depuis le XVIIe siècle. Le paradigme cartésien disjoint le sujet et l'objet, avec pour chacun sa sphère propre, la philosophie et la recherche réflexive ici, la science et la recherche objective là. Cette dissociation traverse de part en part l'univers :

Sujet / Objet

Ame / Corps

Esprit / Matière

Qualité / Quantité

Finalité / Causalité

Sentiment / Raison

Liberté / Déterminisme

Existence / Essence

Il s'agit bien d'un paradigme : il détermine les Concepts souverains et prescrit la relation logique : la disjonction. La non-obéissance à cette disjonction ne peut être que clandestine, marginale, déviante. Ce paradigme détermine une double vision du monde, en fait un dédoublement du même monde : d'une part, un monde d'objets soumis à observations, expérimentations, manipulations ; d'autre part, un monde de sujets se posant des problèmes d'existence, de communication, de conscience, de destin. Ainsi, un paradigme peut à la fois élucider et aveugler, révéler et occulter. C’est en son sein que se trouve tapi un problème clé du jeu de la vérité et de l’erreur.

2. L'IMPRINTING ET LA NORMALISATION

Au déterminisme des paradigmes et modèles explicatifs s'associe le déterminisme des convictions et croyances qui, lorsqu'elles règnent sur une société, imposent à tous et à chacun la force impérative du sacré, la force normalisatrice du dogme, la force prohibitive du tabou. Les doctrines et idéologies dominantes disposent également de la force impérative, qui apporte l'évidence aux convaincus, et la force coercitive, qui suscite la crainte inhibitrice chez les autres.

Le pouvoir impératif et prohibitif conjoint des paradigmes, croyances officielles, doctrines régnantes, vérités établies détermine les stéréotypes cognitifs, idées reçues sans examen, croyances stupides non contestées, absurdités triomphantes, rejets d'évidences au nom de l'évidence, et il fait régner, sous tous les cieux, les conformismes cognitifs et intellectuels.

Toutes les déterminations proprement sociales-économiques-politiques (pouvoir, hiérarchie, division en classes, spécialisation et, dans nos temps modernes, techno-bureaucratisation du travail) et toutes les déterminations proprement culturelles convergent et se synergisent pour emprisonner la connaissance dans un multidéterminisme d'impératifs, normes, prohibitions, rigidités, blocages.

Il y a ainsi, sous le conformisme cognitif, beaucoup plus que du conformisme. Il y a un imprinting culturel, empreinte matricielle qui inscrit le conformisme en profondeur, et il y a une normalisation qui élimine ce qui pourrait le contester. L'imprinting est un terme que Konrad Lorentz a proposé pour rendre compte de la marque sans retour qu'imposent les premières expériences du jeune animal (comme chez l'oisillon, sortant de l'œuf, qui suit comme sa mère le premier être vivant passant à sa portée, ce que nous avait déjà raconté Andersen à sa façon dans l'histoire du vilain petit canard). L’imprinting culturel marque les humains, dès la naissance, du sceau de la culture familiale d'abord, scolaire ensuite, puis se poursuit dans l'université ou la profession.

Ainsi, la sélection sociologique et culturelle des idées n'obéit que rarement à leur vérité ; elle peut au contraire être impitoyable pour la recherche de vérité.

3. LA NOOLOGIE : POSSESSION

Marx disait justement : " les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les humains et entre eux. ".

Disons plus : les croyances et les idées ne sont pas seulement des produits de l'esprit, ce sont aussi des êtres d'esprit ayant vie et puissance. Par là, elles peuvent nous posséder.

Nous devons être bien conscients que, dès l'aube de l'humanité, s'est levée la noosphère, sphère des choses de l’esprit, avec le déploiement des mythes, des dieux, et le formidable soulèvement de ces êtres spirituels a poussé, entraîné l’homo sapiens à des délires, massacres, cruautés, adorations, extases, sublimités inconnus dans le monde animal. Depuis cette aube, nous vivons au milieu de la forêt de mythes qui enrichissent les cultures.

Issue tout entière de nos âmes et de nos esprits, la noosphère est en nous et nous sommes dans la noosphère. Les mythes ont pris forme, consistance, réalité à partir de fantasmes formés par nos rêves et nos imaginations. Les idées ont pris forme, consistance, réalité à partir des symboles et des pensées de nos intelligences. Mythes et Idées sont revenus sur nous, nous ont envahis, nous ont donné émotion, amour, haine, extase, fureur. Les humains possédés sont capables de mourir ou de tuer pour un dieu, pour une idée. Encore à l’aube du troisième millénaire, comme les daimons des Grecs et parfois comme les démons de l'Evangile, nos démons " idééls " nous entraînent, submergent notre conscience, nous rendent inconscients tout en nous donnant l'illusion d'être hyperconscients.

Les sociétés domestiquent les individus par les mythes et les idées qui, à leur tour, domestiquent les sociétés et les individus, mais les individus pourraient réciproquement domestiquer leurs idées en même temps qu'ils pourraient contrôler leur société qui les contrôle. Dans le jeu si complexe (complémentaire-antagoniste-incertain) d'asservissement-exploitation-parasitismes mutuels entre les trois instances (individu ø société ø noosphère), il y a peut être place pour une recherche symbiotique. Il ne s'agit nullement de nous donner comme idéal de réduire les idées à de purs instruments et à en faire des choses. Les idées existent par et pour l'homme, mais l'homme existe aussi par et pour les idées. Nous ne pouvons bien nous en servir que si nous savons aussi les servir. Ne faut-il pas prendre conscience de nos possessions pour pouvoir dialoguer avec nos idées, les contrôler autant qu’elles nous contrôlent et leur appliquer des tests de vérité et d’erreur ?

Une idée ou une théorie ne devrait ni être purement et simplement instrumentalisée, ni imposer ses verdicts de façon autoritaire ; elle devrait être relativisée et domestiquée. Une théorie doit aider et orienter les stratégies cognitives qui sont menées par des sujets humains.

Il nous est très difficile de distinguer le moment de séparation et d'opposition entre ce qui est issu de la même source : l'Idéalité, mode d'existence nécessaire de l'Idée pour traduire le réel, et l'Idéalisme, prise de possession du réel par l'idée ; la rationalité, dispositif de dialogue entre l’idée avec le réel, et la rationalisation, qui empêche ce même dialogue. De même, il y a une très grande difficulté à reconnaître le mythe caché sous le label de science ou de raison.

Une fois encore, nous voyons que le principal obstacle intellectuel à la connaissance se trouve dans notre moyen intellectuel de connaissance. Lénine a dit que les faits étaient têtus. Il n’avait pas vu que l'idée fixe et l'idée-force, donc les siennes, étaient plus têtues encore. Le mythe et l'idéologie détruisent et dévorent les faits.

Et pourtant, ce sont des idées qui nous permettent de concevoir les carences et les dangers de l'idée. D'où ce paradoxe incontournable : nous devons mener une lutte cruciale contre les idées, mais nous ne pouvons le faire qu'avec le secours des idées. Nous ne devons jamais oublier de maintenir nos idées dans leur rôle médiateur et nous devons les empêcher de s'identifier avec le réel. Nous ne devons reconnaître comme dignes de foi que les idées qui comportent l'idée que le réel résiste à l'idée. Telle est une tâche indispensable dans la lutte contre l’illusion.

4. L’INATTENDU…

L’inattendu nous surprend. C’est que nous nous sommes installés en trop grande sécurité dans nos théories et nos idées, et que celles-ci n’ont aucune structure d’accueil pour le nouveau. Or le nouveau jaillit sans cesse. On ne peut jamais le prévoir tel qu’il se présentera, mais on doit s’attendre à sa venue, c’est-à-dire s’attendre à l’inattendu (cf. chapitre V Affronter les incertitudes). Et une fois l’inattendu survenu, il faudrait être capable de réviser nos théories et idées, plutôt que de faire entrer au forceps le fait nouveau dans la théorie incapable de vraiment l’accueillir.

5. L’INCERTITUDE DE LA CONNAISSANCE

Que de sources, de causes d’erreur et d’illusion, multiples et sans cesse renouvelées dans toutes connaissances !

D’où la nécessité, pour toute éducation, de dégager les grandes interrogations sur notre possibilité de connaître. Pratiquer ces interrogations constitue l'oxygène de toute entreprise de connaissance. De même que l'oxygène tuait les êtres vivants primitifs jusqu'à ce que la vie utilise ce corrupteur comme détoxifiant, de même l'incertitude, qui tue la connaissance simpliste, est le détoxifiant de la connaissance complexe. De toute façon, la connaissance reste une aventure pour laquelle l’éducation doit fournir les viatiques indispensables.

La connaissance de la connaissance, qui comporte l’intégration du connaissant dans sa connaissance, doit apparaître à l’éducation comme un principe et une nécessité permanente.

Nous devons comprendre qu'il y a des conditions bio-anthropologiques (les aptitudes du cerveau øesprit humain), des conditions socio-culturelles (la culture ouverte permettant les dialogues et échanges d'idées) et des conditions noologiques (les théories ouvertes) qui permettent de "vraies" interrogations, c'est-à-dire des interrogations fondamentales sur le monde, sur l'homme et sur la connaissance elle-même.

Nous devons comprendre que, dans la recherche de la vérité, les activités auto-observatrices doivent être inséparables des activités observatrices, les autocritiques inséparables des critiques, les processus réflexifs inséparables des processus d'objectivation.

Ainsi, nous devons apprendre que la recherche de vérité nécessite la recherche et l'élaboration de métapoints de vue permettant la réflexivité, comportant notamment l'intégration de l'observateur-concepteur dans l'observation-conception et comportant l'écologisation de l'observation-conception dans le contexte mental et culturel qui est le sien.

Nous pouvons même utiliser la possession que nous font subir les idées pour nous laisser posséder par les idées justement de critique, d'autocritique, d'ouverture, de complexité. Les idées que je défends ici ne sont pas tant des idées que je possède, ce sont surtout des idées qui me possèdent.

Plus largement, nous devons nous tenter de jouer sur les doubles possessions, celle des idées par notre esprit, celle de notre esprit par les idées, pour en arriver à des formes où l'asservissement mutuel deviendrait convivialité.

Car c'est là un problème clé : instaurer la convivialité avec nos idées comme avec nos mythes.

L'esprit humain doit se méfier de ses produits idéels, qui en même temps lui sont vitalement nécessaires. Nous avons besoin de contrôle permanent pour éviter idéalisme et rationalisation. Nous avons besoin de négociations et contrôles mutuels entre nos esprits et nos idées. Nous avons besoin d'échanges et communications entre les différentes régions de notre esprit. Il faut prendre conscience du ça et du on qui parlent à travers le je, et sans cesse être en alerte pour tenter de détecter le mensonge à soi-même.

Nous avons besoin de civiliser nos théories, c’est-à-dire d'une nouvelle génération de théories ouvertes, rationnelles, critiques, réflexives, autocritiques, aptes à s'autoréformer.

Nous avons besoin de trouver les métapoints de vue sur la noosphère, qui ne peuvent advenir qu'avec l'aide des idées complexes, en coopération avec nos esprits eux-mêmes cherchant les métapoints de vue pour s'auto-observer et se concevoir.

Nous avons besoin que se cristallise et s'enracine un paradigme permettant la connaissance complexe.

Les possibilités d’erreur et d’illusion sont multiples et permanentes : celles issues de l’extérieur culturel et social inhibent l’autonomie de l’esprit et prohibent la recherche de vérité ; celles issues de l’intérieur, tapies parfois au sein de nos meilleurs moyens de connaissance, font que les esprits se trompent d’eux-mêmes et sur eux-mêmes.Que de souffrances et d’égarements ont été causés par les erreurs et illusions tout au long de l’histoire humaine et, de façon terrifiante, au XXe siècle ! Aussi le problème cognitif est-il d'importance anthropologique, politique, sociale et historique. S’il peut y avoir un progrès de base au XXIe siècle, ce serait que les hommes et femmes ne soient plus les jouets inconscients non seulement de leurs idées mais de leurs propres mensonges à eux-mêmes. C’est un devoir capital de l’éducation que d’armer chacun dans le combat vital pour la lucidité.

 

 

CHAPITRE II

LES PRINCIPES D’UNE CONNAISSANCE PERTINENTE



1. DE LA PERTINENCE DANS LA CONNAISSANCE

La connaissance des problèmes clés du monde, des informations clés concernant ce monde, si aléatoire et difficile soit-elle, doit être tentée sous peine d’infirmité cognitive. Et cela d’autant plus que le contexte, aujourd’hui, de toute connaissance politique, économique, anthropologique, écologique... est le monde lui-même. L’ère planétaire nécessite de tout situer dans le contexte et le complexe planétaire. La connaissance du monde en tant que monde devient nécessité à la fois intellectuelle et vitale. C’est le problème universel pour tout citoyen du nouveau millénaire : comment acquérir l’accès aux informations sur le monde et comment acquérir la possibilité de les articuler et de les organiser ? Comment percevoir et concevoir le Contexte, le Global (la relation tout/parties), le Multidimensionnel, le Complexe ? Pour articuler et organiser les connaissances, et par là reconnaître et connaître les problèmes du monde, il faut une réforme de pensée. Or, cette réforme est paradigmatique et non pas programmatique : c’est la question fondamentale pour l’éducation, car elle concerne notre aptitude à organiser la connaissance.

A ce problème universel est confrontée l’éducation du futur, car il y a inadéquation de plus en plus ample, profonde et grave entre, d’une part, nos savoirs disjoints, morcelés, compartimentés et, d’autre part, des réalités ou problèmes de plus en plus polydisciplinaires, transversaux, multidimensionnels, transnationaux, globaux, planétaires.

Dans cette inadéquation deviennent invisibles :

Pour qu’une connaissance soit pertinente, l’éducation devra donc rendre évidents :

1.1 Le contexte

La connaissance des informations ou données isolées est insuffisante. Il faut situer informations et données dans leur contexte pour qu’elles prennent sens. Pour prendre sens le mot a besoin du texte qui est son propre contexte et le texte a besoin du contexte où il s’énonce. Ainsi, le mot amour change de sens dans un contexte religieux et dans un contexte profane, et une déclaration d’amour n’a pas le même sens de vérité si elle est énoncée par un séducteur ou par un séduit.

Claude Bastien note que " l’évolution cognitive ne va pas vers la mise en place de connaissances de plus en plus abstraites mais, à l’inverse, vers leur mise en contexte " -laquelle détermine les conditions de leur insertion et les limites de leur validité. Bastien ajoute que " la contextualisation est une condition essentielle de l’efficacité (du fonctionnement cognitif). "

1.2 Le global (les relations entre tout et parties)

Le global est plus que le contexte, c’est l’ensemble contenant des parties diverses qui lui sont liées de façon inter-rétroactive ou organisationnelle. Ainsi, une société est plus qu’un contexte : c’est un tout organisateur dont nous faisons partie. La Planète Terre est plus qu’un contexte : c’est un tout à la fois organisateur et désorganisateur dont nous faisons partie. Le tout a des qualités ou propriétés qui ne se trouveraient pas dans les parties si elles étaient isolées les unes des autres, et certaines qualités ou propriétés des parties peuvent être inhibées par les contraintes issues du tout. Marcel Mauss disait : " Il faut recomposer le tout ". Il faut effectivement recomposer le tout pour connaître les parties.

D’où la vertu cognitive du principe de Pascal dont devra s’inspirer l’éducation du futur : " toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiates et immédiates, et toutes s’entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties "

De plus, chez l’être humain comme chez les autres êtres vivants, il y a présence du tout à l’intérieur des parties : chaque cellule contient la totalité du patrimoine génétique d’un organisme polycellulaire ; la société en tant que tout est présente à l’intérieur de chaque individu dans son langage, son savoir, ses obligations, ses normes. Ainsi, de même que chaque point singulier d’un hologramme contient la totalité de l’information de ce qu’il représente, chaque cellule singulière, chaque individu singulier contient de façon hologrammique le tout dont il fait partie et qui en même temps fait partie de lui.

1.3 Le multidimensionnel

Les unités complexes, comme l’être humain ou la société, sont multidimensionnelles : ainsi l’être humain est à la fois biologique, psychique, social, affectif, rationnel. La société comporte des dimensions historique, économique, sociologique, religieuse… La connaissance pertinente doit reconnaître cette multidimensionnalité et y insérer ses données : on ne saurait non seulement isoler une partie du tout mais les parties les unes des autres ; la dimension économique, par exemple, est en inter-rétroactions permanentes avec toutes les autres dimensions

humaines ; de plus, l’économie porte en elle de façon hologrammique besoins, désirs, passions humaines qui outrepassent les seuls intérêts économiques.

1.4 Le complexe

La connaissance pertinente doit affronter la complexité. Complexus signifie ce qui est tissé ensemble ; en effet, il y a complexité lorsque sont inséparables les éléments différents constituant un tout (comme l’économique, le politique, le sociologique, le psychologique, l’affectif, le mythologique) et qu’il y a tissu interdépendant, interactif et inter-rétroactif entre l’objet de connaissance et son contexte, les parties et le tout, le tout et les parties, les parties entre elles. La complexité, c’est, de ce fait, le lien entre l’unité et la multiplicité. Les développements propres à notre ère planétaire nous confrontent de plus en plus souvent et de plus en plus inéluctablement aux défis de la complexité.

Par conséquent, l’éducation doit promouvoir une " intelligence générale " apte à se référer au complexe, au contexte, de façon multidimensionnelle et dans une conception globale.

2. L’INTELLIGENCE GENERALE

L’esprit humain est, comme le disait H. Simon, un G.P.S, " General Problems Setting and Solving ". Contrairement à une opinion répandue, le développement des aptitudes générales de l’esprit permet d’autant mieux le développement des compétences particulières ou spécialisées. Plus puissante est l’intelligence générale, plus grande est sa faculté de traiter des problèmes spéciaux. Aussi la compréhension de données particulières nécessite-t-elle l’activation de l’intelligence générale qui opère et organise la mobilisation des connaissances d’ensemble dans chaque cas particulier.

La connaissance, en cherchant à se construire par référence au contexte, au global, au complexe, doit mobiliser ce que le connaissant sait du monde. Comme disait François Recanati, " la compréhension des énoncés, loin de se réduire à un pur et simple décodage, est un processus non modulaire d’interprétation qui mobilise l’intelligence générale et fait largement appel à la connaissance du monde ". Ainsi, il y a corrélation entre la mobilisation des connaissances d’ensemble et l’activation de l’intelligence générale.

L’éducation doit favoriser l’aptitude naturelle de l’esprit à poser et à résoudre les problèmes essentiels et, corrélativement, stimuler le plein emploi de l’intelligence générale. Ce plein emploi nécessite le libre exercice de la curiosité, faculté la plus répandue et la plus vivante de l’enfance et de l’adolescence, que trop souvent l’instruction éteint et qu’il s’agit au contraire de stimuler ou, si elle dort, d’éveiller.

Dans la mission de promouvoir l’intelligence générale des individus, l’éducation du futur doit à la fois utiliser les connaissances existantes, surmonter les antinomies provoquées par le progrès dans les connaissances spécialisées (cf. 2.1) et identifier la fausse rationalité (cf. 3.3).

2.1 L’antinomie

Des progrès gigantesques dans les connaissances se sont effectués dans le cadre des spécialisations disciplinaires au cours du XXe siècle. Mais ces progrès sont dispersés, non reliés du fait justement de cette spécialisation qui souvent brise les contextes, les globalités, les complexités. De ce fait, d’énormes obstacles se sont accumulés pour empêcher l’exercice de la connaissance pertinente, au sein même de nos systèmes d’enseignement.

Ceux-ci opèrent la disjonction entre les humanités et les sciences, ainsi que la séparation des sciences en disciplines devenues hyperspécialisées, fermées sur elles-mêmes.

Ainsi, les réalités globales et complexes sont brisées ; l’humain est disloqué ; sa dimension biologique, cerveau compris, est enfermée dans les départements biologiques ; ses dimensions psychique, sociale, religieuse, économique sont à la fois reléguées et séparées les unes des autres dans les départements de sciences humaines ; ses caractères subjectifs, existentiels, poétiques, se trouvent cantonnés dans les départements de littérature et poésie. La philosophie, qui est par nature une réflexion sur tout problème humain, est devenue à son tour un domaine clos sur lui-même.

Les problèmes fondamentaux et les problèmes globaux sont évacués des sciences disciplinaires. Ils ne sont sauvegardés que dans la philosophie, mais cessent d’être nourris par les apports des sciences.

Dans ces conditions, les esprits formés par les disciplines perdent leurs aptitudes naturelles à contextualiser les savoirs, ainsi qu’à les intégrer dans leurs ensembles naturels. L’affaiblissement de la perception du global conduit à l’affaiblissement de la responsabilité (chacun tendant à n’être responsable que de sa tâche spécialisée), ainsi qu’à l’affaiblissement de la solidarité (chacun ne ressentant plus son lien avec ses concitoyens).

3. LES PROBLEMES ESSENTIELS

3.1 Disjonction et spécialisation close

De fait, l’hyperspécialisation empêche de voir le global (qu’elle fragmente en parcelles) ainsi que l’essentiel (qu’elle dissout). Elle empêche même de traiter correctement les problèmes particuliers qui ne peuvent êtres posés et pensés que dans leur contexte. Or, les problèmes essentiels ne sont jamais parcellaires, et les problèmes globaux sont de plus en plus essentiels. Alors que la culture générale comportait l’incitation à chercher la mise en contexte de toute information ou de toute idée, la culture scientifique et technique disciplinaire parcellarise, disjoint et compartimente les savoirs, rendant de plus en plus difficile leur mise en contexte.

En même temps le découpage des disciplines rend incapable de saisir " ce qui est tissé ensemble ", c’est-à-dire, selon le sens originel du terme, complexe.

La connaissance spécialisée est une forme particulière d’abstraction. La spécialisation " abs-trait ", c’est-à-dire extrait un objet de son contexte et de son ensemble, en rejette les liens et les intercommunications avec son milieu, l’insère dans un secteur conceptuel abstrait qui est celui de la discipline compartimentée, dont les frontières brisent arbitrairement la systémicité (la relation d’une partie au tout) et la multidimensionnalité des phénomènes ; elle conduit à une abstraction mathématique opérant d’elle-même une scission avec le concret, en privilégiant tout ce qui est calculable et formalisable.

Ainsi, l’économie, par exemple, qui est la science sociale mathématiquement la plus avancée, est la science socialement et humainement la plus arriérée, car elle s’est abstraite des conditions sociales, historiques, politiques, psychologiques, écologiques inséparables des activités économiques. C’est pourquoi ses experts sont de plus en plus incapables d’interpréter les causes et conséquences des perturbations monétaires et boursières, de prévoir et de prédire le cours économique, même à court terme. Du coup, l’erreur économique devient une conséquence première de la science économique.

3.2 Réduction et disjonction

Jusqu’à la moitié du XXe siècle, la plupart des sciences obéissaient au principe de réduction qui ramène la connaissance d’un tout à la connaissance de ses parties, comme si l’organisation d’un tout ne produisait pas des qualités ou propriétés nouvelles par rapport aux parties considérées isolément.

Le principe de réduction conduit naturellement à réduire le complexe au simple. Ainsi, il applique aux complexités vivantes et humaines la logique mécanique et déterministe de la machine artificielle. Il peut aussi aveugler et conduire à éliminer tout ce qui n’est pas quantifiable et mesurable, éliminant ainsi l’humain de l’humain, c’est-à-dire les passions, émotions, douleurs et bonheurs. De même, quand il obéit strictement au postulat déterministe, le principe de réduction occulte l’aléa, le nouveau, l’invention.

Comme notre éducation nous a appris à séparer, compartimenter, isoler et non à relier les connaissances, l’ensemble de celles-ci constitue un puzzle inintelligible. Les interactions, les rétroactions, les contextes, les complexités qui se trouvent dans le no man’s land entre les disciplines deviennent invisibles. Les grands problèmes humains disparaissent au profit des problèmes techniques particuliers. L’incapacité d’organiser le savoir épars et compartimenté conduit à l’atrophie de la disposition mentale naturelle à contextualiser et à globaliser.

L’intelligence parcellaire, compartimentée, mécaniste, disjonctive, réductionniste, brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes, sépare ce qui est relié, unidimensionnalise le multidimensionnel. C’est une intelligence myope qui finit le plus souvent par être aveugle. Elle détruit dans l’œuf les possibilités de compréhension et de réflexion, réduit les chances d’un jugement correctif ou d’une vue à long terme. Aussi, plus les problèmes deviennent multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser leur multidimensionnalité ; plus progresse la crise, plus progresse l’incapacité à penser la crise ; plus les problèmes deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés. Incapable d’envisager le contexte et le complexe planétaire, l’intelligence aveugle rend inconscient et irresponsable.

3.3 La fausse rationalité

Dan Simmons suppose dans sa tétralogie de science fiction (Hypérion et la suite) qu’un techno-centre, issu de l’émancipation des techniques et dominé par les I.A. (intelligences artificielles), s’efforce de contrôler les humains eux-mêmes. Le problème des humains est de bénéficier des techniques, mais de ne pas s’y subordonner.

Or nous sommes en voie de subordination aux I.A. qui sont implantés profondément dans les esprits sous forme d’une pensée technocratique ; celle-ci, pertinente pour tout ce qui concerne les machines artificielles, est incapable de comprendre le vivant et l’humain auxquels elle s’applique en se croyant la seule rationnelle.

De fait, la fausse rationalité, c’est-à-dire la rationalisation abstraite et unidimensionnelle, triomphe sur les terres. Partout, et pendant des dizaines d’années, des solutions prétendument rationnelles apportées par des experts convaincus d’œuvrer pour la raison et le progrès et de ne rencontrer que superstitions dans les coutumes et craintes des populations, ont appauvri en enrichissant, ont détruit en créant. Partout sur la planète, le défrichage et l’arrachage des arbres sur des milliers d’hectares contribuent au déséquilibre hydrique et à la désertification des terres. S’ils ne sont pas régulés, les déboisements aveugles transformeraient par exemple les sources tropicales du Nil en oueds secs les trois quarts de l’année et ils tariraient l’Amazone. Les grandes monocultures ont éliminé les petites polycultures de subsistance, aggravant les disettes et déterminant l’exode rural et la bidonvillisation urbaine. Comme le dit François Garczynski, " cette agriculture-là fait le désert au double sens du terme - érosion des sols et exode rural ". La pseudo-fonctionnalité, qui ne tient pas compte des besoins non quantifiables et non identifiables, a multiplié les banlieues et villes nouvelles devenant rapidement isolats d’ennui, de saleté, de dégradations, d’incurie, de dépersonnalisation, de délinquance. Les plus monumentaux chefs-d’œuvre de cette rationalité technobureaucratique ont été réalisés par l’ancienne URSS : on y a par exemple détourné le cours des fleuves pour irriguer, même aux heures les plus chaudes, des hectares sans arbres de culture de coton, d’où salinisation du sol par remontée du sel de la terre, volatilisation des eaux souterraines, assèchement de la mer d’Aral. Les dégradations étaient plus graves en URSS qu’à l’Ouest du fait qu’en URSS les technobureaucraties n’ont pas eu à subir la réaction des citoyens. Malheureusement, après l’effondrement de l’empire, les dirigeants des nouveaux Etats ont fait appel à des experts libéraux de l’Ouest qui ignorent délibérément qu’une économie concurrentielle de marché a besoin d’institutions, de lois et de règles. Et, incapables d’élaborer l’indispensable stratégie complexe qui, comme l’avait déjà indiqué Maurice Allais -pourtant économiste libéral-, impliquait de planifier la déplanification et de programmer la déprogrammation, ils ont provoqué de nouveaux désastres.

De tout cela, il résulte des catastrophes humaines, dont les victimes et les conséquences ne sont pas reconnues ni comptabilisées, comme le sont les victimes des catastrophes naturelles.

Ainsi, le XXe siècle a vécu sous le règne d’une pseudo-rationalité qui s’est prétendue la seule rationalité, mais a atrophié la compréhension, la réflexion et la vision à long terme. Son insuffisance pour traiter les problèmes les plus graves a constitué un des problèmes les plus graves pour l’humanité.

D’où le paradoxe : le XXe siècle a produit des progrès gigantesques dans tous les domaines de la connaissance scientifique, ainsi que dans tous les domaines de la technique. En même temps, il a produit une nouvelle cécité aux problèmes globaux, fondamentaux et complexes, et cette cécité a pu générer d’innombrables erreurs et illusions, à commencer chez les scientifiques, techniciens, spécialistes.

Pourquoi ? Parce que sont méconnus les principes majeurs d’une connaissance pertinente. La parcellarisation et la compartimentation des savoirs rendent incapable de saisir " ce qui est tissé ensemble ".

Le nouveau siècle ne devrait-il pas s’affranchir du contrôle de la rationalité mutilée et mutilante afin que l’esprit humain puisse enfin la contrôler ?

Il s’agit de comprendre une pensée qui sépare et qui réduit par une pensée qui distingue et qui relie. Il ne s’agit pas d’abandonner la connaissance des parties pour la Connaissance des totalités, ni l’analyse pour la synthèse ; il faut les conjuguer. Il y a les défis de la complexité auxquels les développements propres à notre ère planétaire nous confrontent inéluctablement.



1    Claude Bastien, Le décalage entre logique et connaissance, in Courrier du CNRS, n°79, Sciences cognitives, octobre 1992.
2    Pascal, Pensées, texte établi par Léon Brunschwicg, éd. Garnier-Flammarion, Paris, 1976.
3    C'est-à-dire la spécialisation qui se renferme sur elle-même sans permettre son intégration dans une problématique globale ou une conception d'ensemble de l'objet dont elle ne considère qu'un aspect ou une partie.
4    Il est arrivé que des intentions salutaires, lorsqu’elles lui obéissent, produisent à terme des effets nocifs qui contrebalancent, voire surpassent, leurs effets bénéfiques. Ainsi, la Révolution verte promue pour nourrir le Tiers-Monde y a accru considérablement les ressources alimentaires et a permis d’éviter notablement les disettes ; toutefois, il a fallu que l’on révise l’idée de départ, apparemment rationnelle mais abstraitement maximisante, qui était de sélectionner et multiplier sur de très vastes surfaces un seul génome végétal - le plus productif quantitativement. On s’est aperçu que l’absence de variété génétique permettait à l’agent pathogène, auquel ne pouvait résister ce génome, d’anéantir dans la même saison toute une récolte. Alors, on a été conduit à rétablir une certaine variété génétique afin d’optimiser et non plus maximiser les rendements. Par ailleurs, les déversements massifs d’engrais dégradent les sols, les irrigations qui ne tiennent pas compte du terrain provoquent leur érosion, l’accumulation de pesticides détruit les régulations entre espèces, éliminant des utiles en même temps que des nuisibles, provoquant même parfois la multiplication sans frein d’une espèce nuisible immunisée contre les pesticides ; puis les substances toxiques contenues dans les pesticides passent dans les aliments et altèrent la santé des consommateurs.

 

CHAPITRE III

ENSEIGNER LA CONDITION HUMAINE
 


L’éducation du futur devra être un enseignement premier et universel portant sur la condition humaine. Nous sommes en l’ère planétaire ; une aventure commune emporte les humains où qu’ils soient. Ceux-ci doivent se reconnaître dans leur humanité commune et en même temps reconnaître la diversité culturelle inhérente à tout ce qui est humain.

Connaître l'humain, c'est d’abord le situer dans l'univers, non l’en retrancher. Comme nous l’avons vu (chapitre I), toute connaissance doit contextualiser son objet pour être pertinente. " Qui sommes-nous ?" est inséparable d'un " où sommes-nous ? " " d'où venons-nous ? " " où allons-nous ?".

Interroger notre condition humaine, c’est donc interroger en premier notre situation dans le monde. Un afflux de connaissances, à la fin du XXe siècle, permet d’éclairer de façon tout à fait nouvelle la situation de l’être humain dans l’univers. Les progrès concomitants de la cosmologie, des sciences de la Terre, de l’écologie, de la biologie, de la préhistoire dans les années 60-70 ont modifié les idées sur l'Univers, la Terre, la Vie et l'Homme lui-même. Mais ces apports sont encore disjoints. L’Humain demeure écartelé, fragmenté en morceaux d'un puzzle qui a perdu sa figure. Ici se pose un problème épistémologique : il y a impossibilité de concevoir l’unité complexe de l’humain par la pensée disjonctive, qui conçoit notre humanité de façon insulaire, en dehors du cosmos qui l’entoure, de la matière physique et de l’esprit dont nous sommes constitués, ainsi que par la pensée réductrice, qui réduit l'unité humaine à un substrat purement bio-anatomique. Les sciences humaines sont elles-mêmes morcelées et compartimentées. Ainsi, la complexité humaine devient-elle invisible et l'homme s'évanouit " comme une trace sur le sable ". Aussi, le nouveau savoir, faute d’être relié, n’est ni assimilé, ni intégré. Il y a paradoxalement aggravation de l’ignorance du tout, alors qu’il y a progression de la connaissance des parties.

D’où la nécessité, pour l’éducation du futur, d’un grand remembrement des connaissances issues des sciences naturelles afin de situer la condition humaine dans le monde, de celles issues des sciences humaines pour éclairer les multidimensionnalités et complexités humaines, et la nécessité d’y intégrer l’apport inestimable des humanités, non seulement philosophie et histoire, mais aussi littérature, poésie, arts…

1. ENRACINEMENT ø DERACINEMENT HUMAIN

Nous devons reconnaître notre double enracinement dans le cosmos physique et dans la sphère vivante, en même temps que notre déracinement proprement humain. Nous sommes à la fois dans et hors de la nature.

1.1 La condition cosmique

Nous avons récemment abandonné l’idée d’un Univers ordonné, parfait, éternel pour un univers né dans le rayonnement, en devenir dispersif, où jouent de façon à la fois complémentaire, concurrente et antagoniste, ordre, désordre et organisation.

Nous sommes dans un gigantesque cosmos en expansion, constitué de milliards de galaxies et de milliards de milliards d'étoiles, et nous avons appris que notre terre était une minuscule toupie tournant autour d'un astre errant à la périphérie d'une petite galaxie de banlieue. Les particules de nos organismes seraient apparues dès les premières secondes de notre cosmos voici (peut-être ?) quinze milliards d’années, nos atomes de carbone se sont constitués dans un ou plusieurs soleils antérieurs au nôtre ; nos molécules se sont groupées dans les premiers temps convulsifs de la Terre ; ces macromolécules se sont associées dans des tourbillons dont l'un, de plus en plus riche dans sa diversité moléculaire, s'est métamorphosé en une organisation de type nouveau par rapport à l'organisation strictement chimique : une auto-organisation vivante.

Cette épopée cosmique de l'organisation, sans cesse sujette aux forces de désorganisation et de dispersion, est aussi l'épopée de la reliance, qui a seule empêché le cosmos de se disperser ou s'évanouir aussitôt né. Au sein de l'aventure cosmique, à la pointe du développement prodigieux d'un rameau singulier de l'auto-organisation vivante, nous poursuivons à notre façon l'aventure.

1.2 La condition physique

Un peu de substance physique s'est organisé de façon thermodynamique sur cette terre ; à travers trempage marin, mijotage chimique, décharges électriques, elle y a pris Vie. La vie est solarienne : tous ses constituants ont été forgés dans un soleil et rassemblés sur une planète crachée par le soleil ; elle est la transformation d'un ruissellement photonique issu des flamboyants tourbillons solaires. Nous, vivants, constituons un fétu de la diaspora cosmique, quelques miettes de l'existence solaire, un menu bourgeonnement de l'existence terrienne.

1.3 La condition terrestre

Nous faisons partie du destin cosmique, mais nous y sommes marginaux : notre Terre est le troisième satellite d'un soleil détrôné de son siège central, devenu astre pygmée errant parmi des milliards d'étoiles dans une galaxie périphérique d'un univers en expansion...

Notre planète s'est agrégée il y a cinq milliards d'années, à partir probablement de détritus cosmiques issus de l'explosion d'un soleil antérieur, et il y a quatre milliards d'années l'organisation vivante a émergé d'un tourbillon macromoléculaire dans les orages et les convulsions telluriques.

La Terre s'est autoproduite et auto-organisée dans la dépendance du soleil ; elle s'est constituée en complexe biophysique à partir du moment où s'est développée sa biosphère.

Nous sommes à la fois des êtres cosmiques et terrestres.

La vie est née dans des convulsions telluriques, et son aventure a couru par deux fois au moins le danger d'extinction (fin du primaire et cours du secondaire). Elle s'est développée non seulement en espèces diverses mais aussi en écosystèmes où les prédations et dévorations ont constitué la chaîne trophique à double visage, celui de vie et celui de mort.

Notre planète erre dans le cosmos. Nous devons tirer les conséquences de cette situation marginale, périphérique, qui est la nôtre.

En tant qu’êtres vivants de cette planète, nous dépendons vitalement de la biosphère terrestre ; nous devons reconnaître notre très physique et très biologique identité terrienne.

1.4 L’humaine condition

L’importance de l’hominisation est capitale pour l’éducation à la condition humaine, car elle nous montre comment animalité et humanité constituent ensemble notre humaine condition.

L’anthropologie préhistorique nous montre comment l'hominisation est une aventure de millions d'années, à la fois discontinue - advenue de nouvelles espèces : habilis, erectus, neanderthal, sapiens, et disparition des précédentes, surgissement du langage et de la culture - et continue, dans le sens où se poursuit un processus de bipédisation, de manualisation, de redressement du corps, de cérébralisation5, de juvénilisation (l'adulte conservant les caractères non spécialisés de l'embryon et les caractères psychologiques de la jeunesse), de complexification sociale, processus au cours duquel apparaît le langage proprement humain en même temps que se constitue la culture, capital acquis des savoirs, savoir-faire, croyances, mythes, transmissibles de génération en génération…

L'hominisation aboutit à un nouveau commencement. L'hominien s’humanise. Désormais, le concept d'homme a double entrée ; une entrée biophysique, une entrée psycho-socio-culturelle, les deux entrées se renvoyant l'une à l'autre.

Nous sommes issus du cosmos, de la nature, de la vie, mais du fait de notre humanité même, de notre culture, de notre esprit, de notre conscience, nous sommes devenus étrangers à ce cosmos qui nous demeure secrètement intime. Notre pensée, notre conscience, qui nous font connaître ce monde physique, nous en éloignent d'autant. Le fait même de considérer rationnellement et scientifiquement l'univers nous en sépare. Nous nous sommes développés au-delà du monde physique et vivant. C'est dans cet au-delà que s'opère le plein déploiement de l'humanité.

A la façon d'un point d'hologramme, nous portons au sein de notre singularité, non seulement toute l'humanité, toute la vie, mais aussi presque tout le cosmos, y compris son mystère qui gît sans doute au fond de la nature humaine. Mais nous ne sommes pas des êtres que l'on pourrait connaître et comprendre uniquement à partir de la cosmologie, de la physique, de la biologie, de la psychologie…

2. L’HUMAIN DE L’HUMAIN

2.1 Unidualité

L’humain est un être à la fois pleinement biologique et pleinement culturel, qui porte en lui cette unidualité originaire. C'est un super- et un hypervivant : il a développé de façon inouïe les potentialités de la vie. Il exprime de façon hypertrophiée les qualités égocentriques et altruistes de l'individu, atteint des paroxysmes de vie dans des extases et ivresses, bouillonne d'ardeurs orgiastiques et orgasmiques, et c'est dans cette hypervitalité que l’homo sapiens est aussi homo demens.

L'homme est donc un être pleinement biologique, mais s'il ne disposait pas pleinement de la culture ce serait un primate du plus bas rang. La culture accumule en elle ce qui est conservé, transmis, appris, et elle comporte normes et principes d'acquisition.

2.2 La boucle cerveau ø esprit ø culture

L'homme ne s'accomplit en être pleinement humain que par et dans la culture. Il n'y a pas de culture sans cerveau humain (appareil biologique doté de compétence pour agir, percevoir, savoir, apprendre), mais il n'y pas d'esprit (mind, mente), c'est-à-dire capacité de conscience et pensée sans culture. L'esprit humain est une émergence qui naît et s'affirme dans la relation cerveau-culture. Une fois que l'esprit a émergé, il intervient dans le fonctionnement cérébral et rétroagit sur lui. Il y a donc une triade en boucle entre cerveau ø esprit øculture où chacun des termes est nécessaire à chacun des autres. L'esprit est une émergence du cerveau que suscite la culture, laquelle n'existerait pas sans le cerveau.

2.3 La boucle raison ø affection ø pulsion

En même temps, nous trouvons une triade bio-anthropologique autre que celle cerveau / esprit / culture : elle ressort de la conception du cerveau triunique de Mac Lean. Le cerveau humain intègre en lui : a) le paléocéphale, héritier du cerveau reptilien, source de l'agressivité, du rut, des pulsions primaires, b) le mésocéphale, héritier du cerveau des anciens mammifères, où l'hippocampe semble lier le développement de l'affectivité et celui de la mémoire à long terme, c) le cortex qui, déjà très développé chez les mammifères jusqu'à envelopper toutes les structures de l'encéphale et former les deux hémisphères cérébraux, s’hypertrophie chez les humains en un néocortex qui est le siège des aptitudes analytiques, logiques, stratégiques que la culture permet d'actualiser pleinement. Ainsi nous apparaît une autre face de la complexité humaine qui intègre l'animalité (mammifère et reptilienne) dans l'humanité et l'humanité dans l'animalité. Les relations entre les trois instances sont non seulement complémentaires mais aussi antagonistes, comportant les conflits bien connus entre la pulsion, le cœur et la raison ; corrélativement, la relation triunique n'obéit pas à une hiérarchie raison / affectivité / pulsion ; il y a une relation instable, permutante, rotative entre ces trois instances. La rationalité ne dispose donc pas du pouvoir suprême. Elle est une instance, concurrente et antagoniste aux autres instances d'une triade inséparable, et elle est fragile : elle peut être dominée, submergée, voire asservie par l'affectivité ou la pulsion. La pulsion meurtrière peut se servir de la merveilleuse machine logique et utiliser la rationalité technique pour organiser et justifier ses entreprises.

2.4 La boucle individu ø société ø espèce

Enfin, il y a une relation triadique individu / société / espèce. Les individus sont les produits du processus reproducteur de l'espèce humaine, mais ce processus doit lui-même être produit par deux individus. Les interactions entre individus produisent la société et celle-ci, qui témoigne de l’émergence de la culture, rétroagit sur les individus par la culture.

On ne peut absolutiser l'individu et en faire la fin suprême de cette boucle ; on ne le peut non plus de la société ou de l’espèce. Au niveau anthropologique, la société vit pour l'individu, lequel vit pour la société ; la société et l'individu vivent pour l'espèce, qui vit pour l'individu et la société. Chacun de ces termes est à la fois moyen et fin : c'est la culture et la société qui permettent l'accomplissement des individus, et ce sont les interactions entre individus qui permettent la perpétuation de la culture et l'auto-organisation de la société. Toutefois, nous pouvons considérer que l'épanouissement et la libre expression des individus-sujets constituent notre dessein éthique et politique, sans toutefois que nous pensions qu'ils constituent la finalité même de la triade individu ø société øespèce. La complexité humaine ne saurait être comprise dissociée de ces éléments qui la constituent : tout développement vraiment humain signifie développement conjoint des autonomies individuelles, des participations communautaires et du sentiment d’appartenance à l’espèce humaine.

3. UNITAS MULTIPLEX : L’UNITE ET LA DIVERSITE HUMAINE

L’éducation du futur devra veiller à ce que l’idée d’unité de l’espèce humaine n’efface pas celle de sa diversité et que celle de sa diversité n’efface pas celle de l’unité. Il y a une unité humaine. Il y a une diversité humaine. L'unité n'est pas seulement dans les traits biologiques de l'espèce homo sapiens. La diversité n'est pas seulement dans les traits psychologiques, culturels, sociaux de l'être humain. Il y a aussi une diversité proprement biologique au sein de l'unité humaine ; il y a une unité non seulement cérébrale mais mentale, psychique, affective, intellectuelle ; de plus, les cultures et les sociétés les plus diverses ont des principes génératifs ou organisateurs communs. C’est l’unité humaine qui porte en elle les principes de ses multiples diversités. Comprendre l’humain, c’est comprendre son unité dans la diversité, sa diversité dans l’unité. Il faut concevoir l'unité du multiple, la multiplicité de l'un.

L’éducation devra illustrer ce principe d’unité/diversité dans tous les domaines.

3.1 Le domaine individuel

Dans le domaine individuel, il y a unité/diversité génétique. Tout humain porte génétiquement en lui l'espèce humaine et comporte génétiquement sa propre singularité, anatomique, physiologique. Il y a unité/diversité cérébrale, mentale, psychologique, affective, intellectuelle, subjective : tout être humain porte en lui cérébralement, mentalement, psychologiquement, affectivement, intellectuellement, subjectivement, des caractères fondamentalement communs et en même temps il a ses propres singularités cérébrales, mentales, psychologiques, affectives, intellec-tuelles, subjectives…

3.2 Le domaine social

Dans le domaine de la société, il y a unité/diversité des langues (toutes diverses à partir d’une structure à double articulation commune, ce qui fait que nous sommes jumeaux par le langage et séparés par les langues), des organisations sociales et des cultures.

3.3 Diversité culturelle et pluralité d’individus

On dit justement La Culture, on dit justement les cultures.

La culture est constituée par l'ensemble des savoirs, savoir-faire, règles, normes, interdits, stratégies, croyances, idées, valeurs, mythes qui se transmet de génération en génération, se reproduit en chaque individu, contrôle l'existence de la société et entretient la complexité psychologique et sociale. Il n'est pas de société humaine, archaïque ou moderne, qui soit sans culture, mais chaque culture est singulière. Ainsi, il y a toujours la culture dans les cultures, mais la culture n'existe qu'à travers les cultures.

Les techniques peuvent migrer d'une culture à l'autre, comme ce fut le cas de la roue, de l'attelage, de la boussole, de l'imprimerie. Il en est ainsi également de certaines croyances religieuses puis d’idées laïques qui, nées dans une culture singulière, ont pu s'universaliser. Mais il est dans chaque culture un capital spécifique de croyances, idées, valeurs, mythes et particulièrement ceux qui lient une communauté singulière à ses ancêtres, ses traditions, ses morts.

Ceux qui voient la diversité des cultures tendent à minimiser ou occulter l'unité humaine, ceux qui voient l'unité humaine tendent à considérer comme secondaire la diversité des cultures. Il est au contraire approprié de concevoir une unité qui assure et favorise la diversité, une diversité qui s'inscrit dans une unité.

Le double phénomène de l'unité et de la diversité des cultures est crucial. La culture maintient l'identité humaine dans ce qu'elle a de spécifique ; les cultures maintiennent les identités sociales dans ce qu'elles ont de spécifique. Les cultures sont apparemment closes sur elles-mêmes pour sauvegarder leur identité singulière. Mais, en fait, elles sont aussi ouvertes : intégrant en elles non seulement des savoirs et des techniques, mais aussi des idées, des coutumes, des aliments, des individus venus d’ailleurs. Les assimilations d’une culture à l’autre sont enrichissantes. Il y a aussi de grandes réussites créatrices dans des métissages culturels, comme ceux qui ont produit le flamenco, les musiques d’Amérique latine, le raï. Par contre, la désintégration d’une culture sous l’effet destructeur d’une domination technico-civilisationnelle est une perte pour toute l’humanité dont la diversité des cultures constitue un de ses plus précieux trésors.

L’être humain est lui-même à la fois un et multiple. Nous avons dit que tout être humain, tel le point d'un hologramme, porte le cosmos en lui. Nous devons voir aussi que tout être, même le plus enfermé dans la plus banale des vies, constitue en lui-même un cosmos. Il porte en lui ses multiplicités intérieures, ses personnalités virtuelles, une infinité de personnages chimériques, une poly-existence dans le réel et l'imaginaire, le sommeil et la veille, l'obéissance et la transgression, l'ostensible et le secret, des grouillements larvaires dans ses cavernes et des gouffres insondables. Chacun contient en lui des galaxies de rêves et de fantasmes, des élans inassouvis de désirs et d'amours, des abîmes de malheur, des immensités d'indifférence glacée, des embrasements d'astre en feu, des déferlements de haine, des égarements débiles, des éclairs de lucidité, des orages déments...

3.4 Sapiens / demens

Le XXIe siècle devra abandonner la vision unilatérale définissant l’être humain par la rationalité (homo sapiens), la technique (homo faber), les activités utilitaires (homo economicus), les nécessités obligatoires (homo prosaicus). L’être humain est complexe et porte en lui de façon bipolarisée les caractères antagonistes :

sapiens et demens (rationnel et délirant)

faber et ludens (travailleur et joueur)

empiricus et imaginarius (empirique et imaginaire)

economicus et consumans (économe et dilapidateur)

prosaicus et poeticus (prosaïque et poétique)

L’homme de la rationalité est aussi celui de l’affectivité du mythe et du délire (demens). L’homme du travail est aussi l’homme du jeu (ludens). L'homme empirique est aussi l'homme imaginaire (imaginarius). L’homme de l’économie est aussi celui de la " consumation " (consumans). L’homme prosaïque est aussi celui de la poésie, c’est-à-dire de la ferveur, de la participation, de l’amour, de l’extase. L'amour est poésie. Un amour naissant inonde le monde de poésie, un amour qui dure irrigue de poésie la vie quotidienne, la fin d'un amour nous rejette dans la prose.

Ainsi, l'être humain ne vit pas que de rationalité et de technique ; il se dépense, se donne, se voue dans les danses, transes, mythes, magies, rites ; il croit dans les vertus du sacrifice ; il a vécu souvent pour préparer son autre vie au-delà de la mort. Partout, une activité technique, pratique, intellectuelle témoigne de l'intelligence empirico-rationnelle ; partout en même temps, les fêtes, cérémonies, cultes avec leurs possessions, exaltations, gaspillages, " consumations " témoignent de l’homo ludens, poeticus, consumans, imaginarius, demens. Les activités de jeu, de fête, de rite ne sont pas de simples détentes pour se remettre à la vie pratique ou au travail, les croyances aux dieux et aux idées ne peuvent être réduites à des illusions ou superstitions : elles ont des racines qui plongent dans les profondeurs anthropologiques ; elles concernent l'être humain dans sa nature même. Il y a relation manifeste ou souterraine entre le psychisme, l'affectivité, la magie, le mythe, la religion. Il y a à la fois unité et dualité entre homo faber, homo ludens, homo sapiens et homo demens. Et, chez l'être humain, le développement de la connaissance rationnelle-empirique-technique n’a jamais annulé la connaissance symbolique, mythique, magique ou poétique.

3.5 Homo complexus

Nous sommes des êtres infantiles, névrotiques, délirants, tout en étant aussi rationnels. Tout cela constitue l’étoffe proprement humaine.

L'être humain est un être raisonnable et déraisonnable, capable de mesure et de démesure ; sujet d'une affectivité intense et instable, il sourit, rit, pleure, mais sait aussi connaître objectivement ; c'est un être sérieux et calculateur, mais aussi anxieux, angoissé, jouisseur, ivre, extatique ; c'est un être de violence et de tendresse, d'amour et de haine ; c'est un être qui est envahi par l'imaginaire et qui peut reconnaître le réel, qui sait la mort et qui ne peut y croire, qui secrète le mythe et la magie mais aussi la science et la philosophie ; qui est possédé par les Dieux et par les Idées, mais qui doute des Dieux et critique les Idées ; il se nourrit de connaissances vérifiées, mais aussi d’illusions et de chimères. Et lorsque, dans la rupture des contrôles rationnels, culturels, matériels, il y a confusion entre l'objectif et le subjectif, entre le réel et l'imaginaire, lorsqu'il y a hégémonie d'illusions, démesure déchaînée, alors l’homo demens assujettit l’homo sapiens et subordonne l'intelligence rationnelle au service de ses monstres.

Aussi la folie est-elle un problème central de l'homme, et pas seulement son déchet ou sa maladie. Le thème de la folie humaine fut évident pour la philosophie de l'antiquité, la sagesse orientale, les poètes de tous continents, les moralistes, Erasme, Montaigne, Pascal, Rousseau. Il s'est volatilisé non seulement dans l'euphorique idéologie humaniste qui voua l'homme à régenter l'univers mais aussi dans les sciences humaines et dans la philosophie.

La démence n'a pas conduit l'espèce humaine à l'extinction (seules les énergies nucléaires libérées par la raison scientifique et seul le développement de la rationalité technique aux dépens de la biosphère pourraient la conduire à sa disparition). Et pourtant, tant de temps semble avoir été perdu, gaspillé à des rites, des cultes, des ivresses, des décorations, des danses, et d'innombrables illusions... En dépit de tout cela, le développement technique, puis scientifique, a été foudroyant ; les civilisations ont produit philosophie et science ; l 'Humanité a dominé la Terre.

C'est dire que les progrès de la complexité se sont faits à la fois malgré, avec et à cause de la folie humaine.

La dialogique sapiens ø demens a été créatrice tout en étant destructrice ; la pensée, la science, les arts ont été irrigués par les forces profondes de l'affectivité, par les rêves, angoisses, désirs, craintes, espérances. Dans les créations humaines il y a toujours le double pilotage sapiens ødemens. Demens a inhibé mais aussi favorisé sapiens. Platon avait déjà remarqué que Diké, la loi sage, est fille d'Ubris, la démesure.

Telle fureur aveugle brise les colonnes d'un temple de servitude, comme la prise de la Bastille et, à l'inverse, tel culte de la Raison nourrit la guillotine.

La possibilité du génie vient de ce que l'être humain n'est pas totalement prisonnier du réel, de la logique (néocortex), du code génétique, de la culture, de la société. La recherche, la découverte s'avancent dans la béance de l'incertitude et de l'indécidabilité. Le génie surgit dans la brèche de l'incontrôlable, justement là où rôde la folie. La création jaillit dans la liaison entre les profondeurs obscures psycho-affectives et la flamme vive de la conscience.

Aussi, l’éducation devrait montrer et illustrer le Destin à multiples faces de l’humain : le destin de l’espèce humaine, le destin individuel, le destin social, le destin historique, tous destins entremêlés et inséparables. Ainsi, l’une des vocations essentielles de l’éducation du futur sera l’examen et l’étude de la complexité humaine. Elle déboucherait sur la prise de connaissance, donc de conscience, de la condition commune à tous les humains et de la très riche et nécessaire diversité des individus, des peuples, des cultures, sur notre enracinement comme citoyens de la Terre


 

CHAPITRE IV

ENSEIGNER L’IDENTITE TERRIENNE



 

Vernadski

Comment les citoyens du nouveau millénaire pourraient-ils penser leurs problèmes et les problèmes de leur temps ?

Il leur faut comprendre à la fois la condition humaine dans le monde et la condition du monde humain qui, au cours de l’histoire moderne, est devenu celui de l’ère planétaire.

Nous sommes entrés depuis le XVIe siècle dans l’ère planétaire et nous sommes depuis la fin du XXe siècle au stade de la mondialisation.

La mondialisation, comme stade actuel de l’ère planétaire, signifie d'abord, comme l'a très bien dit le géographe Jacques Lévy : " l'émergence d'un objet nouveau, le monde en tant que tel ". Mais, plus nous sommes saisis par le monde, plus il nous est difficile de le saisir. A l'époque des télécommunications, de l'information, d'Internet, nous sommes submergés par la complexité du monde et les innombrables informations sur le monde noient nos possibilités d'intelligibilité.

D'où l’espoir de dégager un problème vital par excellence, qui subordonnerait tous les autres problèmes vitaux. Mais ce problème vital est constitué par l’ensemble des problèmes vitaux, c’est-à-dire l’intersolidarité complexe de problèmes, antagonismes, crises, processus incontrôlés. Le problème planétaire est un tout, qui se nourrit d'ingrédients multiples, conflictuels, crisiques ; il les englobe, les dépasse et les nourrit en retour.

Ce qui aggrave la difficulté de connaître notre Monde, c’est le mode de pensée qui a atrophié en nous, au lieu de la développer, l’aptitude à contextualiser et à globaliser, alors que l’exigence de l’ère planétaire est de penser sa globalité, la relation tout-parties, sa multidimensionnalité, sa complexité. Ce qui nous renvoie à la réforme de pensée, requise dans le chapitre II, nécessaire pour concevoir le contexte, le global, le multidimensionnel, le complexe.

C'est la complexité (la boucle productive/destructive des actions mutuelles des parties sur le tout et du tout sur les parties) qui fait problème. Il nous faut, dès lors, concevoir l'insoutenable complexité du monde dans le sens où il faut considérer à la fois l'unité et la diversité du

processus planétaire, ses complémentarités en même temps que ses antagonismes. La planète n'est pas un système global, mais un tourbillon en mouvement, dépourvu de centre organisateur.

Elle demande une pensée polycentrique capable de viser à un universalisme, non pas abstrait, mais conscient de l’unité/diversité de l’humaine condition ; une pensée polycentrique nourrie des cultures du monde. Eduquer pour cette pensée, telle est la finalité de l’éducation du futur qui doit œuvrer, à l’ère planétaire, pour l’identité et la conscience terrienne.

1. L’ERE PLANETAIRE

Les sciences contemporaines nous apprennent que nous serions à 15 milliards d'années après une catastrophe indicible à partir de laquelle le cosmos s'est créé, peut-être cinq millions d’années après qu’eut commencé l'aventure de l'hominisation, qui nous aurait différenciés des autres anthropoïdes, cent mille années après l’émergence de l’homo sapiens, dix mille ans après la naissance des civilisations historiques, et nous entrons au début du troisième millénaire dans l’ère dite chrétienne.

L’histoire humaine a commencé par une diaspora planétaire sur tous les continents, puis est entrée, à partir des temps modernes, dans l’ère planétaire de la communication entre les fragments de la diaspora humaine.

La diaspora de l'humanité n'a pas produit de scission génétique : pygmées, noirs, jaunes, indiens, blancs relèvent de la même espèce, disposent des mêmes caractères fondamentaux d’humanité. Mais elle a produit une extraordinaire diversité de langues, de cultures, de destins, source d'innovations et de créations dans tous les domaines. Le trésor de l'humanité est dans sa diversité créatrice, mais la source de sa créativité est dans son unité génératrice.

A la fin du XVe siècle européen, la Chine des Ming et l'Inde mogole sont les plus importantes civilisations du Globe. L'Islam, en Asie et en Afrique, est la plus ample religion de la Terre. L'Empire ottoman, qui d'Asie a déferlé sur l'Europe orientale, anéanti Byzance et menacé Vienne, devient une grande puissance d'Europe. L'Empire des Incas et l'Empire aztèque règnent sur les Amériques et Cuzco, comme Tenochtitlán, dépasse en population, monuments et splendeurs Madrid, Lisbonne, Paris, Londres -capitales des jeunes et petites nations de l'Ouest européen.

Et pourtant, à partir de 1492, ce sont ces jeunes et petites nations qui s'élancent à la conquête du Globe et, à travers l'aventure, la guerre, la mort, suscitent l'ère planétaire qui fait désormais communiquer les cinq continents pour le meilleur et pour le pire. La domination de l’Occident européen sur le reste du monde provoque des catastrophes de civilisation, dans les Amériques notamment, des destructions culturelles irrémédiables, des asservissements terribles. Ainsi, l'ère planétaire s'ouvre et se développe dans et par la violence, la destruction, l'esclavage, l'exploitation féroce des Amériques et de l'Afrique. Les bacilles et virus d'Eurasie se ruent sur les Amériques, faisant des hécatombes en semant rougeole, herpès, grippe, tuberculose, tandis que d'Amérique le tréponème de la syphilis bondit de sexe en sexe jusqu'à Shanghai. Les Européens implantent chez eux le maïs, la pomme de terre, le haricot, la tomate, le

manioc, la patate douce, le cacao, le tabac venus d'Amérique. Ils apportent en Amérique les moutons, les bovins, les chevaux, les céréales, vignes, oliviers, et les plantes tropicales, riz, igname, café, canne à sucre.

La planétarisation se développe par l’apport sur les continents de la civilisation européenne, de ses armes, de ses techniques, de ses conceptions dans tous ses comptoirs, avant-postes, zones de pénétration. L'industrie et la technique prennent un essor que n'a connu encore nulle civilisation. L'essor économique, le développement des communications, l'inclusion des continents subjugués dans le marché mondial déterminent de formidables mouvements de population que va amplifier la croissance démographique8 généralisée. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, 21 millions d’Européens ont traversé l'Atlantique pour les deux Amériques. Des flux migratoires se produisent aussi en Asie où les Chinois s'installent en commerçants au Siam, à Java et dans la péninsule malaise, s'embarquent pour la Californie, la Colombie britannique, la Nouvelle-Galles du Sud, la Polynésie, tandis que des Indiens se fixent au Natal et en Afrique orientale.

La planétarisation engendre au XXe siècle deux guerres mondiales, deux crises économiques mondiales et, après 1989, la généralisation de l'économie libérale nommée mondialisation. L'économie mondiale est de plus en plus un tout interdépendant : chacune de ses parties est devenue dépendante du tout et, réciproquement, le tout subit les perturbations et aléas qui affectent les parties. La planète s’est rétrécie. Il fallut trois ans à Magellan pour faire le tour du monde par mer (1519-22). Il fallait encore 80 jours pour un hardi voyageur du XIXe siècle utilisant routes, chemin de fer et navigation à vapeur pour faire le tour de la Terre. A la fin du XXe siècle, le jet accomplit la boucle en 24 heures. Mais, surtout, tout est instantanément présent d'un point de la planète à l'autre par télévision, téléphone, fax, Internet…

Le monde devient de plus en plus un tout. Chaque partie du monde fait de plus en plus partie du monde, et le monde, en tant que tout, est de plus en plus présent en chacune de ses parties. Cela se vérifie non seulement pour les nations et les peuples mais aussi pour les individus. De même que chaque point d'un hologramme contient l'information du tout dont il fait partie, de même désormais chaque individu reçoit en lui ou consomme les informations et les substances venant de tout l'univers.

Ainsi, l'Européen par exemple s'éveille chaque matin en ouvrant sa radio japonaise et en reçoit les événements du monde : éruptions volcaniques, tremblements de terre, coups d'Etat, conférences internationales lui arrivent pendant qu'il prend son thé de Ceylan, Inde ou Chine à moins que ce ne soit un moka d'Ethiopie ou un arabica d'Amérique latine ; il met son tricot, son slip et sa chemise faits en coton d'Egypte ou d'Inde ; il revêt veste et pantalon en laine d'Australie, traitée à Manchester puis Roubaix-Tourcoing, ou bien un blouson de cuir venu de Chine sur un jeans style USA. Sa montre est suisse ou japonaise. Ses lunettes sont d'écaille de tortue équatoriale. Il peut trouver à sa table d'hiver les fraises et cerises d'Argentine ou du Chili, les haricots verts frais du Sénégal, les avocats ou ananas d'Afrique, les melons de la Guadeloupe. Il a ses bouteilles de rhum de la Martinique, de vodka russe, de tequila mexicaine, de bourbon américain. Il peut écouter chez lui une symphonie allemande dirigée par un chef coréen à moins qu'il n'assiste devant son écran vidéo à La Bohème avec la Noire, Barbara Hendricks, en Mimi et l'Espagnol, Placido Domingo, en Rodolphe.

Alors que l’Européen est dans ce circuit planétaire de confort, un très grand nombre d’Africains, Asiatiques, Sud-Américains sont dans un circuit planétaire de misère. Ils subissent dans leur vie quotidienne les contrecoups du marché mondial qui affectent les cours du cacao, du café, du sucre, des matières premières que produisent leurs pays. Ils ont été chassés de leurs villages par des processus mondialisés issus de l'Occident, notamment les progrès de la monoculture industrielle ; de paysans autosuffisants ils sont devenus des suburbains en quête d’un salaire ; leurs besoins sont désormais traduits en termes monétaires. Ils aspirent à la vie de bien-être à laquelle les font rêver les publicités et les films d’Occident. Ils utilisent la vaisselle d'aluminium ou de plastique, boivent de la bière ou du Coca-Cola. Ils couchent sur des feuilles récupérées de mousse polystyrène et portent des tee-shirts imprimés à l'américaine. Ils dansent sur des musiques syncrétiques où les rythmes de leur tradition entrent dans une orchestration venue d'Amérique. Ainsi, pour le meilleur et le pire, chaque humain, riche ou pauvre, du Sud ou du Nord, de l’Est ou de l’Ouest, porte en lui, sans le savoir, la planète tout entière. La mondialisation est à la fois évidente, subconsciente, omniprésente.

La mondialisation est certes unificatrice, mais il faut immédiatement ajouter qu'elle est aussi conflictuelle dans son essence. L'unification mondialisante est de plus en plus accompagnée par son propre négatif qu'elle suscite par contre-effet : la balkanisation. Le monde devient de plus en plus un, mais il devient en même temps de plus en plus divisé. C'est paradoxalement l'ère planétaire elle-même qui a permis et favorisé le morcellement généralisé en Etats-nations : en effet, la demande émancipatrice de nation est stimulée par un mouvement de ressourcement dans l'identité ancestrale, qui s'effectue en réaction au courant planétaire d'homogénéisation civilisationnelle, et cette demande est intensifiée par la crise généralisée du futur.

Les antagonismes entre nations, entre religions, entre laïcité et religion, entre modernité et tradition, entre démocratie et dictature, entre riches et pauvres, entre Orient et Occident, entre Nord et Sud s’entrenourrissent, ce à quoi se mêlent les intérêts stratégiques et économiques antagonistes des grandes puissances et des multinationales vouées au profit. Ce sont tous ces antagonismes qui se rencontrent dans des zones à la fois d'interférences et de fracture comme la grande zone sismique du Globe qui part d’Arménie/Azerbaïdjan, traverse le Moyen-Orient et va jusqu'au Soudan. Ils s’exaspèrent là où il y a religions et ethnies mêlées, frontières arbitraires entre Etats, exaspérations de rivalités et dénis de tous ordres, comme au Moyen-Orient.

Ainsi, le XXe siècle a à la fois créé et morcelé un tissu planétaire unique ; ses fragments se sont isolés, hérissés, entre-combattus. Les Etats dominent la scène mondiale en titans brutaux et ivres, puissants et impuissants. En même temps, le déferlement technico-industriel sur le Globe tend à supprimer bien des diversités humaines, ethniques, culturelles. Le développement lui même a créé plus de problèmes qu'il n’en a résolu, et il conduit à la crise profonde de civilisation qui affecte les sociétés prospères d'Occident.

Conçu de façon seulement technico-économique,le développement est à terme insoutenable, y compris le développement durable. Il nous faut une notion plus riche et complexe du développement qui soit non seulement matériel mais aussi intellectuel, affectif, moral

Le XXe siècle n’a pas quitté l'âge de fer planétaire ; il s’y est enfoncé.

2. LE LEGS DU XXE SIECLE

Le XXe siècle fut celui de l’alliance de deux barbaries : la première vient du fond des âges et apporte la guerre, le massacre, la déportation, le fanatisme. La seconde, glacée, anonyme, vient de l’intérieur d’une rationalisation qui ne connaît que le calcul et ignore les individus, leurs chairs, leurs sentiments, leurs âmes et qui multiplie les puissances de mort et d’asservissement technico-industrielles.

Pour dépasser cette ère barbare, il faut d’abord reconnaître son héritage. Cet héritage est double, à la fois héritage de mort et héritage de naissance.

2.1 L’héritage de mort

Le XXe siècle a semblé donner raison à la formule atroce selon laquelle l’évolution humaine est une croissance de la puissance de mort.

La mort introduite par le XXe siècle n’est pas seulement celle des dizaines de millions de tués des deux guerres mondiales et des camps exterminateurs nazis et soviétiques, elle est aussi celle de deux nouvelles puissances de mort.

 

La première est celle de la possibilité de la mort globale de toute l’humanité par l’arme nucléaire. Cette menace ne s’est pas dissipée au début du troisième millénaire ; au contraire, elle s’accroît avec la dissémination et la miniaturisation de la bombe. La potentialité d'auto-anéantissement accompagne désormais la marche de l'humanité.

 

La seconde est celle de la possibilité de la mort écologique. Depuis les années 70, nous avons découvert que les déjections, émanations, exhalaisons de notre développement technico-industriel urbain dégradent notre biosphère et menacent d'empoisonner irrémédiablement le milieu vivant dont nous faisons partie : la domination effrénée de la nature par la technique conduit l’humanité au suicide.

Par ailleurs, des forces de mort que l’on croyait en cours de liquidation se sont rebellées : le virus du SIDA nous a envahis, premier en date de virus inconnus qui surgissent, tandis que les bactéries que l'on croyait éliminées reviennent avec de nouvelles résistances aux antibiotiques. Ainsi, la mort s'est réintroduite avec virulence dans nos corps que l'on croyait désormais aseptisés.

Enfin, la mort a gagné du terrain à l'intérieur de nos âmes. Les puissances d'autodestruction, latentes en chacun d'entre nous, se sont particulièrement activées, avec l’aide de drogues dures comme l’héroïne, partout où se multiplient et s'accroissent les solitudes et les angoisses.

Ainsi, la menace plane sur nous avec l'arme thermonucléaire, elle nous enveloppe avec la dégradation de la biosphère, elle est potentielle dans chacune de nos étreintes ; elle se tapit en nos âmes avec l’appel mortifère aux drogues.

2.2 Mort de la modernité

La civilisation née en Occident, en larguant ses amarres avec le passé, croyait se diriger vers un futur de progrès à l’infini. Celui-ci était mû par les progrès conjoints de la science, de la raison, de l'histoire, de l'économie, de la démocratie. Or, nous avons appris, avec Hiroshima, que la science était ambivalente ; nous avons vu la raison régresser et le délire stalinien prendre le masque de la raison historique ; nous avons vu qu'il n'y avait pas de lois de l'Histoire guidant irrésistiblement vers un avenir radieux ; nous avons vu que le triomphe de la démocratie n'était nulle part définitivement assuré ; nous avons vu que le développement industriel pouvait entraîner des ravages culturels et des pollutions mortifères ; nous avons vu que la civilisation du bien-être pouvait produire en même temps du mal-être. Si la modernité se définit comme foi inconditionnelle dans le progrès, dans la technique, dans la science, dans le développement économique, alors cette modernité est morte.

2.3 L’espérance

S’il est vrai que le genre humain, dont la dialogique cerveau ø esprit n’est pas close, possède en lui des ressources créatrices inépuisées, alors on peut entrevoir pour le troisième millénaire la possibilité d’une nouvelle création dont le XXe siècle a apporté les germes et embryons : celle d’une citoyenneté terrestre. Et l’éducation, qui est à la fois transmission de l’ancien et ouverture d’esprit pour accueillir le nouveau, est au cœur de cette nouvelle mission.

 

Le XXe siècle a légué en héritage, sur le tard, des contre-courants régénérateurs. Souvent dans l'histoire, des contre-courants, suscités en réaction aux courants dominants, peuvent se développer et détourner le cours des événements. Il nous faut noter :

 

On peut également penser que toutes les aspirations qui ont nourri les grandes espérances révolutionnaires du XXe siècle, mais qui ont été trompées, pourront renaître sous la forme d'une nouvelle recherche de solidarité et de responsabilité.

On pourrait espérer également que les besoins de ressourcement, qui animent aujourd'hui les fragments dispersés de l'humanité et qui provoquent la volonté d'assumer les identités ethniques ou nationales, puissent s'approfondir et s'élargir, sans se nier eux-mêmes, dans le ressourcement au sein de l'identité humaine de citoyens de la Terre-Patrie.

On peut espérer en une politique au service de l'être humain, inséparable d'une politique de civilisation, qui ouvrirait la voie pour civiliser la Terre comme maison et jardin communs de l'humanité.

Tous ces courants sont voués à s’intensifier et à s’amplifier au cours du XXIe siècle et à constituer de multiples débuts de transformation ; mais la vraie transformation ne pourrait s'accomplir que lorsqu’ils s'entre-transformeraient les uns les autres, opérant ainsi une transformation globale, laquelle rétroagirait sur les transformations de chacun.

 

Une des conditions fondamentales d’une évolution positive serait que les forces émancipatrices inhérentes à la science et à la technique puissent en surmonter les forces de mort et d’asservissement. Les développements de la technoscience sont ambivalents. Ils ont rétréci la Terre, permettent à tous les points du Globe d'être en communication immédiate, donnent les moyens de nourrir toute la planète et d'assurer à tous ses habitants un minimum de bien-être, mais ils ont créé les pires conditions de mort et de destruction. Les humains asservissent les machines qui asservissent l’énergie, mais ils sont en même temps eux-mêmes asservis par elles. La saga de science-fiction d’Hypérion, de Dan Simmons, suppose que dans un millénaire du futur les intelligences artificielles (I.A.) auront domestiqué les humains, sans que ceux-ci en soient conscients, et prépareraient leur élimination. Le roman retrace des péripéties étonnantes au terme desquelles une hybride d’humaine et d’I.A., porteuse de l’âme du poète Keats, annonce une nouvelle sagesse. Tel est le problème crucial qui se pose dès le XXe siècle : serons-nous assujettis par la technosphère ou saurons-nous vivre en symbiose avec elle ?

Les possibilités offertes par le développement des biotechnologies sont également prodigieuses pour le meilleur et pour le pire. La génétique et la manipulation moléculaire du cerveau humain vont permettre des normalisations et des standardisations jamais encore réussies par les endoctrinements et les propagandes sur l’espèce humaine. Mais elles vont permettre les éliminations de tares handicapantes, une médecine prédictive, le contrôle par l’esprit de son propre cerveau.

L'ampleur et l'accélération actuelles des transformations semble présager une mutation encore plus considérable que celle qui fit passer au néolithique de petites sociétés archaïques de chassseurs-ramasseurs sans État, sans agriculture ni ville, aux sociétés historiques qui depuis huit millénaires déferlent sur la planète.

Nous pouvons aussi compter sur les inépuisables sources de l’amour humain. Certes, le XXe siècle a horriblement souffert des carences d’amour, des indifférences, des duretés et des cruautés. Mais il a produit aussi un excès d’amour qui s’est voué aux mythes menteurs, aux illusions, aux fausses divinités ou qui s’est pétrifié dans de petits fétichismes comme la collection de timbres-poste.

Nous pouvons également espérer dans les possibilités cérébrales de l'être humain qui sont encore en très grande partie inexploitées ; l'esprit humain pourrait développer des aptitudes encore inconnues dans l’intelligence, la compréhension, la créativité. Comme les possibilités sociales sont en relation avec les possibilités cérébrales, nul ne peut assurer que nos sociétés aient épuisé leurs possibilités d'amélioration et de transformation et que nous soyons arrivés à la fin de l'Histoire. Nous pouvons espérer en un progrès dans les relations entre humains, individus, groupes, ethnies, nations.

La possibilité anthropologique, sociologique, culturelle, spirituelle de progrès restaure le principe d'espérance, mais sans certitude " scientifique ", ni promesse " historique ". C'est une possibilité incertaine qui dépend beaucoup des prises de conscience, des volontés, du courage, de la chance... Aussi, les prises de conscience sont-elles devenues urgentes et primordiales.

Ce qui porte le pire péril porte aussi les meilleures espérances : c’est l’esprit humain lui-même, et c’est pourquoi le problème de la réforme de la pensée est devenu vital.

3. L’IDENTITE ET LA CONSCIENCE TERRIENNE

L’union planétaire est l’exigence rationnelle minimale d’un monde rétréci et interdépendant. Une telle union a besoin d’une conscience et d’un sentiment d’appartenance mutuelle nous liant à notre Terre considérée comme première et ultime Patrie.

Si la notion de patrie comporte une identité commune, une relation d’affiliation affective à une substance à la fois maternelle et paternelle (incluse dans le terme féminin-masculin de patrie), enfin une communauté de destin, alors on peut avancer la notion de Terre-Patrie.

Comme nous l’avons indiqué dans le chapitre III, nous avons tous une identité génétique, cérébrale, affective commune à travers nos diversités individuelles, culturelles et sociales. Nous sommes issus du développement de la vie dont la Terre a été matricielle et nourricière. Enfin, tous les humains, depuis le XXe siècle, vivent les mêmes problèmes fondamentaux de vie et de mort et sont liés dans la même communauté de destin planétaire.

Aussi nous faut-il apprendre à "être-là" sur la planète. Apprendre à être-là, cela veut dire : apprendre à vivre, à partager, à communiquer, à communier ; c'est ce qu'on apprenait seulement dans et par les cultures singulières. Il nous faut désormais apprendre à être, vivre, partager, communiquer, communier aussi en tant qu'humains de la Planète Terre. Non plus seulement être d'une culture, mais aussi être terriens. Nous devons nous vouer, non à maîtriser, mais à aménager, améliorer, comprendre. Nous devons inscrire en nous :

 

Il nous faut enseigner, non plus à opposer l'universel aux patries, mais à lier concentriquement nos patries, familiales, régionales, nationales, européennes, et à les intégrer dans l'univers concret de la patrie terrienne. Il ne faut plus opposer un futur radieux à un passé de servitudes et de superstitions. Toutes les cultures ont leurs vertus, leurs expériences, leurs sagesses, en même temps que leurs carences et leurs ignorances. C'est en se ressourçant dans son passé qu'un groupe humain trouve l'énergie pour affronter son présent et préparer son futur. La recherche d'un avenir meilleur doit être complémentaire et non plus antagoniste avec les ressourcements dans le passé. Tout être humain, toute collectivité doit irriguer sa vie par une circulation incessante entre son passé où il ressource son identité en se rattachant à ses ascendants, son présent où il affirme ses besoins et un futur où il projette ses aspirations et ses efforts.

Dans ce sens, les Etats peuvent jouer un rôle décisif, mais à condition qu'ils acceptent, dans leur propre intérêt, d’abandonner leur souveraineté absolue sur tous les grands problèmes d'utilité commune et surtout les problèmes de vie ou de mort qui dépassent leur compétence isolée. De toute façon, l'ère de fécondité des Etats-nations dotés d'un pouvoir absolu est révolue, ce qui signifie qu'il faut non pas les désintégrer, mais les respecter en les intégrant dans des ensembles et en leur faisant respecter l’ensemble dont ils font partie.

Le monde confédéré doit être polycentrique et acentrique non seulement politiquement mais aussi culturellement. L'Occident qui se provincialise ressent en lui un besoin d'Orient, tandis que l'Orient tient à demeurer lui-même en s'occidentalisant. Le Nord a développé le calcul et la technique, mais il a perdu la qualité de la vie, tandis que le Sud, techniquement arriéré, cultive encore les qualités de la vie. Une dialogique doit désormais complémentariser Orient et Occident, Nord et Sud.

La reliance doit se substituer à la disjonction et appeler à la " symbiosophie ", la sagesse de vivre ensemble.

L'unité, le métissage et la diversité doivent se développer contre l'homogénéisation et la fermeture. Le métissage n'est pas seulement une création de nouvelles diversités à partir de la rencontre ; il devient, dans le processus planétaire, produit et producteur de reliance et d'unité. Il introduit la complexité au cœur de l'identité métisse (culturelle ou raciale). Certes, chacun peut et doit, en l'ère planétaire, cultiver sa poly-identité, qui permet d'intégrer en elle l'identité familiale, l'identité régionale, l'identité ethnique, l'identité nationale, l'identité religieuse ou philosophique, l'identité continentale et l'identité terrienne. Mais le métis, lui, peut trouver aux racines de sa poly-identité une bipolarité familiale, une bipolarité ethnique, nationale, voire continentale, lui permettant de constituer en lui une identité complexe pleinement humaine.

Le double impératif anthropologique s'impose : sauver l'unité humaine et sauver la diversité humaine. Développer nos identités à la fois concentriques et plurielles : celle de notre ethnie, celle de notre patrie, celle de notre communauté de civilisation, celle enfin de citoyens terrestres.

Nous sommes engagés, à l’échelle de l’humanité planétaire, à l’œuvre essentielle de la vie qui est de résister à la mort. Civiliser et Solidariser la Terre, Transformer l’espèce humaine en véritable humanité, deviennent l’objectif fondamental et global de toute éducation aspirant non seulement à un progrès mais à la survie de l’humanité. La conscience de notre humanité dans cette ère planétaire devrait nous conduire à une solidarité et une commisération réciproque de chacun à chacun, de tous à tous. L’éducation du futur devra apprendre une éthique de la compréhension planétaire9.


8    En un siècle, l'Europe est passée de 190 à 423 millions d'habitants, le globe de 900 millions à 1 milliard 600 millions.

 

 

CHAPITRE V

AFFRONTER LES INCERTITUDES
 
 

" Les dieux nous créent bien des surprises :

l'attendu ne s'accomplit pas, et à l'inattendu

un dieu ouvre la voie. "

Euripide

Nous n’avons pas encore incorporé en nous le message d’Euripide qui est de s’attendre à l’inattendu. La fin du XXe siècle a été propice, pourtant, pour comprendre l’incertitude irrémédiable de l’histoire humaine.

Les siècles précédents ont toujours cru en un futur, soit répétitif soit progressif. Le XXe siècle a découvert la perte du futur, c’est-à-dire son imprédictibilité. Cette prise de conscience doit être accompagnée par une autre, rétroactive et corrélative : celle que l’histoire humaine a été et demeure une aventure inconnue. Une grande conquête de l’intelligence serait de pouvoir enfin se débarrasser de l’illusion de prédire le destin humain. L’avenir reste ouvert et imprédictible. Certes, il existe des déterminations économiques, sociologiques et autres dans le cours de l’histoire, mais celles-ci sont en relation instable et incertaine avec des accidents et aléas innombrables qui font bifurquer ou détourner son cours.

Les civilisations traditionnelles vivaient dans la certitude d'un temps cyclique dont il fallait assurer le bon fonctionnement par des sacrifices parfois humains. La civilisation moderne a vécu dans la certitude du progrès historique. La prise de conscience de l'incertitude historique se fait aujourd’hui dans l’effondrement du mythe du Progrès. Un progrès est certes possible, mais il est incertain. A cela s'ajoutent toutes les incertitudes dues à la vélocité et à l'accélération des processus complexes et aléatoires de notre ère planétaire que ni l'esprit humain, ni un super-ordinateur, ni aucun démon de Laplace ne sauraient embrasser.

  1. L’INCERTITUDE HISTORIQUE

 

Qui pensait au printemps 1914 qu’un attentat commis à Sarajevo déclencherait une guerre mondiale qui durerait quatre ans et ferait des millions de victimes ?

Qui pensait en 1916 que l’armée russe se décomposerait et qu’un petit parti marxiste, marginal, provoquerait, contrairement à sa propre doctrine, une révolution communiste en octobre 1917 ?

Qui pensait en 1918 que le traité de paix signé portait en lui les germes d’une deuxième guerre mondiale qui éclaterait en 1939 ?

Qui pensait dans la prospérité de 1927 qu’une catastrophe économique, commencée en 1929 à Wall Street, déferlerait sur la planète ?

Qui pensait en 1930 qu’Hitler arriverait légalement au pouvoir en 1933 ?

Qui pensait en 1940-41, à part quelques irréalistes, que la formidable domination nazie sur l’Europe, puis les progrès foudroyants de la Wehrmacht en URSS jusqu’aux portes de Leningrad et Moscou seraient suivis en 1942 d’un renversement total de la situation ?

Qui pensait en 1943, en pleine alliance entre Soviétiques et Occidentaux, que la guerre froide surviendrait trois ans plus tard entre ces mêmes alliés ?

Qui pensait en 1980, à part quelques illuminés, que l’Empire soviétique imploserait en 1989 ?

Qui imaginait en 1989 la guerre du Golfe et la guerre qui décomposerait la Yougoslavie ?

Qui, en janvier 1999, avait songé aux frappes aériennes sur la Serbie de mars 1999 et qui, au moment où sont écrites ces lignes, peut en mesurer les conséquences ?

Nul ne peut répondre à ces questions au moment de l’écriture de ces lignes qui, peut-être, resteront encore sans réponse durant le XXIe siècle. Comme disait Patocka : " Le devenir est désormais problématisé et le sera à jamais ". Le futur se nomme incertitude.

2. L’HISTOIRE CREATRICE ET DESTRUCTRICE

Le surgissement du nouveau ne peut être prédit, sinon il ne serait pas nouveau. Le surgissement d’une création ne saurait être connu à l’avance, sinon il n’y aurait pas création.

L'histoire s'avance, non de façon frontale comme un fleuve, mais par déviations qui viennent d'innovations ou créations internes, ou d’événements ou accidents externes. La transformation interne commence à partir de créations d’abord locales et quasi microscopiques, s’effectuant dans un milieu restreint initialement à quelques individus et apparaissant comme déviances par rapport à la normalité. Si la déviance n’est pas écrasée, alors elle peut dans des conditions favorables, souvent formées par des crises, paralyser la régulation qui la refrénait ou la réprimait, puis proliférer de façon épidémique, se développer, se propager et devenir une tendance de plus en plus puissante produisant la nouvelle normalité. Ainsi en fut-il de toutes les inventions techniques, de l’attelage, de la boussole, de l’imprimerie, de la machine à vapeur, du cinéma, jusqu’à l’ordinateur ; ainsi en fut-il du capitalisme dans les villes-Etats de la Renaissance ; ainsi en fut-il de toutes les grandes religions universelles, nées d’une prédication singulière avec Siddhârta, Moïse, Jésus, Mohammed, Luther ; ainsi en fut-il de toutes les grandes idéologies universelles, nées chez quelques esprits marginaux.

Les despotismes et totalitarismes savent que les individus porteurs de différence constituent une déviance potentielle ; ils les éliminent et ils anéantissent les microfoyers de déviance. Toutefois, les despotismes finissent par s'amollir, et la déviance surgit, parfois même au sommet de l'État, souvent de façon inattendue, dans l’esprit d’un nouveau souverain ou d’un nouveau secrétaire général.

Toute évolution est le fruit d'une déviance réussie dont le développement transforme le système où elle a pris naissance : elle désorganise le système en le réorganisant. Les grandes transformations sont des morphogenèses, créatrices de formes nouvelles, qui peuvent constituer de véritables métamorphoses. De toute façon, il n'est pas d'évolution qui ne soit désorganisatrice/réorganisatrice dans son processus de transformation ou de métamorphose.

Il n’y a pas que les innovations et créations. Il y a aussi les destructions. Celles-ci peuvent venir des développements nouveaux : ainsi, les développements de la technique, de l’industrie et du capitalisme ont entraîné la destruction des civilisations traditionnelles. Les destructions massives et brutales arrivent de l’extérieur, par la conquête et l’extermination qui anéantirent les empires et cités de l’Antiquité. Au XVIe siècle, la conquête espagnole constitue une catastrophe totale pour les empires et civilisations des Incas et des Aztèques. Le XXe siècle a vu l’effondrement de l’Empire ottoman, celui de l’Empire austro-hongrois et l’implosion de l’Empire soviétique. En outre, bien des acquis sont perdus à jamais à la suite de cataclysmes historiques. Tant de savoirs, tant d'œuvres de pensée, tant de chefs-d'œuvre littéraires, inscrits dans les livres, ont été détruits avec ces livres. Il y a une très faible intégration de l'expérience humaine acquise et une très forte déperdition de cette expérience, dissipée en très grande partie à chaque génération. En fait, il y a une déperdition énorme de l'acquis dans l'histoire. Enfin, bien des idées salutaires ne sont pas intégrées mais au contraire rejetées par les normes, tabous, interdits.

L’histoire nous montre donc aussi bien d’étonnantes créations, comme à Athènes cinq siècles avant notre ère où apparurent à la fois la démocratie et la philosophie, et de terribles destructions, non seulement de sociétés, mais de civilisations.

L'histoire ne constitue donc pas une évolution linéaire. Elle connaît des turbulences, des bifurcations, des dérives, des phases immobiles, des stases, des périodes de latence suivies de virulences comme pour le christianisme, qui incuba deux siècles avant de submerger l'Empire romain ; des processus épidémiques extrêmement rapides comme la diffusion de l'Islam. C'est un chevauchement de devenirs heurtés, avec aléas, incertitudes, comportant des évolutions, des involutions, des progressions, des régressions, des brisures. Et, lorsqu'il s’est constitué une histoire planétaire, celle-ci a comporté comme on l'a vu en ce siècle deux guerres mondiales et les éruptions totalitaires. L'histoire est un complexe d'ordre, de désordre et d'organisation. Elle obéit à la fois à des déterminismes et à des hasards où surgissent sans cesse le " bruit et la fureur ". Elle a toujours deux visages contraires : civilisation et barbarie, création et destruction, genèses et mises à mort...

3. UN MONDE INCERTAIN

L’aventure incertaine de l’humanité ne fait que poursuivre dans sa sphère l’aventure incertaine du cosmos, née d’un accident pour nous impensable et se continuant dans un devenir de créations et de destructions.

Nous avons appris à la fin du XXe siècle qu’à la vision d’un univers obéissant à un ordre impeccable, il faut substituer une vision où cet univers est le jeu et l'enjeu d'une dialogique (relation à la fois antagoniste, concurrente et complémentaire) entre l'ordre, le désordre et l'organisation.

La Terre, à l'origine probablement ramassis de détritus cosmiques issus d'une explosion solaire, s'est elle-même auto-organisée dans une dialogique entre ordre ø désordre ø organisation, subissant non seulement éruptions et tremblements de terre mais aussi le choc violent d'aérolithes, dont l'un a peut être suscité l'arrachage de la lune10.

4. AFFRONTER LES INCERTITUDES

Une conscience nouvelle commence à émerger : l’homme, confronté de tous côtés aux incertitudes, est emporté dans une nouvelle aventure. Il faut apprendre à affronter l’incertitude, car nous vivons une époque changeante où les valeurs sont ambivalentes, où tout est lié. C’est pourquoi, l’éducation du futur doit revenir sur les incertitudes liées à la connaissance (cf. Chapitre II), car il y a :

 

Tant de problèmes dramatiquement liés font penser que le monde n'est pas seulement en crise, il est dans cet état violent où s'affrontent les forces de mort et les forces de vie, que l'on peut appeler agonie. Bien que solidaires, les humains demeurent ennemis les uns des autres, et le déferlement des haines de race, religion, idéologie entraîne toujours guerres, massacres, tortures, haines, mépris. Les processus sont destructeurs d'un monde ancien, là multimillénaire, ailleurs multiséculaire. L'humanité n'arrive pas à accoucher de l'Humanité. Nous ne savons pas encore s'il s'agit seulement de l'agonie d'un vieux monde, qui annonce une nouvelle naissance, ou d'une agonie mortelle. Une conscience nouvelle commence d’émerger : l’humanité est emportée dans une aventure inconnue.

4.1 L’incertitude du réel

Ainsi, la réalité n'est pas lisible de toute évidence. Les idées et théories ne reflètent pas, mais traduisent la réalité qu'elles peuvent traduire de façon erronée. Notre réalité n'est autre que notre idée de la réalité.

Aussi importe-t-il de ne pas être réaliste au sens trivial (s'adapter à l'immédiat) ni irréaliste au sens trivial (se soustraire aux contraintes de la réalité), il importe d’être réaliste au sens complexe : comprendre l'incertitude du réel, savoir qu'il y a du possible encore invisible dans le réel.

Ceci nous montre qu'il faut savoir interpréter la réalité avant de reconnaître où est le réalisme.

Une fois encore nous arrivons à des incertitudes sur la réalité qui frappent d'incertitude les réalismes et révèlent parfois que d’apparents irréalismes étaient réalistes.

4.2 L’incertitude de la connaissance

La connaissance est donc bien une aventure incertaine qui comporte en elle-même, et en permanence, le risque d’illusion et d’erreur.

Or, c’est dans les certitudes doctrinaires, dogmatiques et intolérantes que se trouvent les pires illusions ; au contraire, la conscience du caractère incertain de l’acte cognitif constitue une chance d’arriver à une connaissance pertinente, laquelle nécessite examens, vérifications et convergence des indices ; ainsi, dans les mots croisés, l’on arrive à la justesse pour chaque mot à la fois dans l’adéquation avec sa définition et sa congruence avec les autres mots qui comportent des lettres communes ; puis, la concordance générale qui s’établit entre tous les mots constitue une vérification d’ensemble qui confirme la légitimité des différents mots inscrits. Mais la vie, à la différence des mots croisés, comporte des cases sans définition, des cases à fausses définitions, et surtout l’absence d’un cadre général clos ; ce n’est que là où l’on peut isoler un cadre et traiter d’éléments classables, comme dans le tableau de Mendeleïev, que l’on peut arriver à des certitudes. Une fois de plus, répétons-le, la connaissance est une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes.

4.3 Les incertitudes et l’écologie de l’action

On a parfois l’impression que l’action simplifie car, dans une alternative, on décide, on tranche. Or, l’action est décision, choix, mais c’est aussi pari. Et dans la notion de pari, il y a la conscience du risque et de l’incertitude.

Ici intervient la notion de l’écologie de l’action. Dès qu’un individu entreprend une action, quelle qu’elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d’interactions et c’est finalement l’environnement qui s’en saisit dans un sens qui peut devenir contraire à l’intention initiale. Souvent l’action reviendra en boomerang sur notre tête. Cela nous oblige à suivre l’action, à essayer de la corriger – s’il est encore temps – et parfois de la torpiller comme les responsables de la NASA qui, si une fusée dévie de sa trajectoire, la font exploser.

L’écologie de l’action c’est en somme tenir compte de la complexité qu’elle suppose, c’est-à-dire aléa, hasard, initiative, décision, inattendu, imprévu, conscience des dérives et des transformations11.

Un des plus grands acquis du XXe siècle a été l’établissement de théorèmes limitant la connaissance, tant dans le raisonnement (théorème de Gödel, théorème de Chaitin) que dans l’action. Dans ce domaine, signalons le théorème d’Arrow érigeant l'impossibilité d'agréger un intérêt collectif à partir des intérêts individuels comme de définir un bonheur collectif à partir de la collection des bonheurs individuels. Plus largement, il y a l'impossibilité de poser un algorithme d'optimisation dans les problèmes humains : la recherche de l'optimisation dépasse toute puissance de recherche disponible et rend finalement non optimale, voire pessimale, la recherche d'un optimum. On est amené à une nouvelle incertitude entre la recherche du plus grand bien et celle du moindre mal.

Par ailleurs, la théorie des jeux de von Neumann nous indique qu’au-delà d'un duel entre deux acteurs rationnels on ne peut décider de façon certaine de la meilleure stratégie. Or, les jeux de la vie comportent rarement deux acteurs, et encore plus rarement des acteurs rationnels.

Enfin, la grande incertitude à affronter vient de ce que nous appelons l’écologie de l’action et qui comporte quatre principes.

 

Le principe d’incertitude issu de la double nécessité du risque et de la précaution. Pour toute action entreprise en milieu incertain, il y a contradiction entre le principe de risque et le principe de précaution, l'un et l'autre étant nécessaires ; il s’agit de pouvoir les lier en dépit de leur opposition, selon la parole de Périclès : " nous savons tous à la fois faire preuve d'une audace extrême et n'entreprendre rien qu'après mûre réflexion. Chez les autres la hardiesse est un effet de l'ignorance tandis que la réflexion engendre l'indécision ", in Thucydide, Guerre du Péloponnèse.

 

Le principe d'incertitude de la fin et des moyens. Comme les moyens et les fins inter-rétro-agissent les uns sur les autres, il est presque inévitable que des moyens ignobles au service de fins nobles pervertissent celles-ci et finissent par se substituer aux fins. Les moyens asservissants employés pour une fin libératrice peuvent non seulement contaminer cette fin, mais aussi s'autofinaliser. Ainsi la Tcheka, après avoir perverti le projet socialiste, s'est autofinalisée en devenant, sous les noms successifs de Guépéou, NKVD, KGB, une puissance policière suprême destinée à s'autoperpétuer. Toutefois, la ruse, le mensonge, la force au service d'une juste cause peuvent sauver celle-ci sans la contaminer à condition d'avoir été des moyens exceptionnels et provisoires. A l’inverse, il est possible que des actions perverses aboutissent, justement par les réactions qu'elles provoquent, à des résultats heureux. Il n'est donc pas absolument certain que la pureté des moyens aboutisse aux fins souhaitées, ni que leur impureté soit nécessairement néfaste.

 

Toute action échappe à la volonté de son auteur en entrant dans le jeu des inter-rétro-actions du milieu où elle intervient. Tel est le principe propre à l’écologie de l’action. L'action risque non seulement l'échec mais aussi le détournement ou la perversion de son sens initial, et elle peut même se retourner contre ses initiateurs. Ainsi, le déclenchement de la révolution d'octobre 1917 a suscité non pas une dictature du prolétariat mais une dictature sur le prolétariat. Plus largement, les deux voies vers le socialisme, la voie réformiste social-démocrate et la voie révolutionnaire léniniste ont l'une et l'autre abouti à tout autre chose que leurs finalités. L'installation du roi Juan Carlos en Espagne, selon l'intention du général Franco de consolider son ordre despotique, a au contraire fortement contribué à diriger l'Espagne vers la démocratie.

Aussi l'action peut-elle avoir trois types de conséquences insoupçonnées, comme l'a recensé Hirschman :

 

5. L’IMPREDICTIBILITE A LONG TERME

L'on peut certes envisager ou supputer les effets à court terme d'une action, mais ses effets à long terme sont imprédictibles. Ainsi les conséquences en chaîne de 1789 ont-elle été toutes inattendues. La Terreur, puis Thermidor, puis l'Empire, puis le rétablissement des Bourbons et, plus largement, les conséquences européennes et mondiales de la Révolution française ont été imprévisibles jusqu'en octobre 1917 inclus, comme ont été ensuite imprévisibles les conséquences d'octobre 1917, depuis la formation jusqu'à la chute d'un empire totalitaire.

Ainsi, nulle action n'est assurée d'œuvrer dans le sens de son intention.

L'écologie de l'action nous invite toutefois non pas à l'inaction mais au pari qui reconnaît ses risques et à la stratégie qui permet de modifier voire d'annuler l'action entreprise.

5.1 Le pari et la stratégie

Il y a effectivement deux viatiques pour affronter l’incertitude de l’action. Le premier est la pleine conscience du pari que comporte la décision, le second le recours à la stratégie.

Une fois effectué le choix réfléchi d’une décision, la pleine conscience de l’incertitude devient la pleine conscience d’un pari. Pascal avait reconnu que sa foi relevait d’un pari. La notion de pari doit être généralisée à toute foi, la foi en un monde meilleur, la foi en la fraternité ou en la justice, ainsi qu’à toute décision éthique.

La stratégie doit prévaloir sur le programme. Le programme établit une séquence d’actions qui doivent être exécutées sans variation dans un environnement stable, mais, dès qu’il y a modification des conditions extérieures, le programme est bloqué. La stratégie, par contre, élabore un scénario d'action en examinant les certitudes et incertitudes de la situation, les probabilités, les improbabilités. Le scénario peut et doit être modifié selon les informations recueillies, les hasards, contretemps ou bonnes fortunes rencontrés en cours de route. Nous pouvons, au sein de nos stratégies, utiliser de courtes séquences programmées, mais, pour tout ce qui s’effectue dans un environnement instable et incertain, la stratégie s’impose. Elle doit tantôt privilégier la prudence, tantôt l'audace et, si possible, les deux à la fois. La stratégie peut et doit souvent effectuer des compromis. Jusqu'où ? Il n'y a pas de réponse générale à cette question, mais, là encore, il y a un risque, soit celui de l'intransigeance qui conduit à la défaite, soit celui de la transigeance qui conduit à l'abdication. C'est dans la stratégie que se pose toujours de façon singulière, en fonction du contexte et en vertu de son propre développement, le problème de la dialogique entre fins et moyens.

Enfin, il nous faut considérer les difficultés d’une stratégie au service d’une finalité complexe comme celle qu’indique la devise " liberté égalité fraternité ". Ces trois termes complémentaires sont en même temps antagonistes ; la liberté tend à détruire l’égalité ; celle-ci, si elle est imposée, tend à détruire la liberté ; enfin la fraternité ne peut être ni édictée, ni imposée, mais incitée. Selon les conditions historiques, une stratégie devra favoriser soit la liberté, soit l’égalité, soit la fraternité, mais sans jamais s’opposer véritablement aux deux autres termes.

Ainsi, la riposte aux incertitudes de l’action est constituée par le choix réfléchi d'une décision, la conscience du pari, l'élaboration d'une stratégie qui tienne compte des complexités inhérentes à ses propres finalités, qui puisse en cours d’action se modifier en fonction des aléas, informations, changements de contexte et qui puisse envisager l’éventuel torpillage de l'action qui aurait pris un cours nocif. Aussi peut-on et doit-on lutter contre les incertitudes de l'action ; on peut même les surmonter à court ou moyen terme, mais nul ne saurait prétendre les avoir éliminées à long terme. La stratégie, comme la connaissance, demeure une navigation dans un océan d'incertitudes à travers des archipels de certitudes.

Le désir de liquider l'Incertitude peut alors nous apparaître comme la maladie propre à nos esprits, et tout acheminement vers la grande Certitude ne pourrait être qu'une grossesse nerveuse.

La pensée doit donc s’armer et s’aguerrir pour affronter l’incertitude. Tout ce qui comporte chance comporte risque, et la pensée doit reconnaître les chances des risques comme les risques des chances.

L'abandon du progrès garanti par les " lois de l'Histoire " n'est pas l'abandon du progrès, mais la reconnaissance de son caractère incertain et fragile. Le renoncement au meilleur des mondes n'est nullement le renoncement à un monde meilleur.

Dans l'histoire, nous avons vu souvent, hélas, que le possible devient impossible, et nous pouvons pressentir que les plus riches possibilités humaines demeurent encore impossibles à réaliser. Mais nous avons vu aussi que l'inespéré devient possible et se réalise ; nous avons souvent vu que l'improbable se réalise plutôt que le probable ; sachons donc espérer en l'inespéré et œuvrer pour l'improbable.


 

 

CHAPITRE VI

ENSEIGNER LA COMPREHENSION
 
 

La situation est paradoxale sur notre Terre. Les interdépendances se sont multipliées. La conscience d’être solidaires de leur vie et de leur mort lie désormais les humains les uns aux autres. La communication triomphe, la planète est traversée par des réseaux, fax, téléphones portables, modems, Internet. Et pourtant, l'incompréhension demeure générale. Il y a certes de grands et multiples progrès de la compréhension, mais les progrès de l’incompréhension semblent encore plus grands.

Le problème de la compréhension est devenu crucial pour les humains. Et, à ce titre, il se doit d’être une des finalités de l’éducation du futur.

Rappelons que nulle technique de communication, du téléphone à Internet, n'apporte d'elle-même la compréhension. La compréhension ne saurait être numérisée. Eduquer pour comprendre les mathématiques ou telle discipline est une chose ; éduquer pour la compréhension humaine en est une autre. L’on retrouve ici la mission proprement spirituelle de l’éducation : enseigner la compréhension entre les personnes comme condition et garant de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

Le problème de la compréhension est doublement polarisé :

 

1. LES DEUX COMPREHENSIONS

La communication n’apporte pas la compréhension.

L’information, si elle est bien transmise et comprise, apporte l’intelligibilité, première condition nécessaire mais non suffisante à la compréhension.

Il y a deux compréhensions : la compréhension intellectuelle ou objective et la compréhension humaine intersubjective. Comprendre signifie intellectuellement appréhender ensemble, com-prehendere, saisir ensemble (le texte et son contexte, les parties et le tout, le multiple et l’un). La compréhension intellectuelle passe par l’intelligibilité et par l’explication.

Expliquer, c'est considérer ce qu’il faut connaître comme un objet et lui appliquer tous les moyens objectifs de connaissance. L'explication est bien entendue nécessaire à la compréhension intellectuelle ou objective.

La compréhension humaine dépasse l’explication. L'explication est suffisante pour la compréhension intellectuelle ou objective des choses anonymes ou matérielles. Elle est insuffisante pour la compréhension humaine.

Celle-ci comporte une connaissance de sujet à sujet. Ainsi, si je vois un enfant en pleurs, je vais le comprendre, non en mesurant le degré de salinité de ses larmes, mais en retrouvant en moi mes détresses enfantines, en l'identifiant à moi et en m'identifiant à lui. Autrui n’est pas seulement perçu objectivement, il est perçu comme un autre sujet auquel on s’identifie et qu’on identifie à soi, un ego alter devenant alter ego. Comprendre inclut nécessairement un processus d'empathie, d'identification et de projection. Toujours intersubjective, la compréhension nécessite ouverture, sympathie, générosité.

2. UNE EDUCATION POUR LES OBSTACLES A LA COMPREHENSION

Les obstacles extérieurs à la compréhension intellectuelle ou objective sont multiples.

La compréhension du sens de la parole d'autrui, de ses idées, de sa vision du monde est toujours menacée de partout.

 

Les obstacles intérieurs aux deux compréhensions sont énormes ; ils sont non seulement l'indifférence mais aussi l’égocentrisme, l’ethnocentrisme, le sociocentrisme qui ont pour trait commun de se mettre au centre du monde et de considérer soit comme secondaire, insignifiant ou hostile tout ce qui est étranger ou éloigné.

2.1 L’égocentrisme

L’égocentrisme entretient la self-deception, tromperie à l’égard de soi-même, engendrée par l’autojustification, l’autoglorification et la tendance à rejeter sur autrui, étranger ou non, la cause de tous maux. La self-deception est un jeu rotatif complexe de mensonge, sincérité, conviction, duplicité qui nous conduit à percevoir de façon péjorative les paroles ou actes d’autrui, à sélectionner ce qui leur est défavorable, à éliminer ce qui leur est favorable, à sélectionner nos souvenirs gratifiants, à éliminer ou transformer les déshonorants.

Le Cercle de la croix, de Iain Pears, montre bien à travers quatre récits différents des mêmes événements et d'un même meurtre l'incompatibilité entre ces récits due non seulement à la dissimulation et au mensonge mais aux idées préconçues, aux rationalisations, à l'égocentrisme ou à la croyance religieuse. La Féerie pour une autre fois, de Louis-Ferdinand Céline, est un témoignage unique de l'autojustification frénétique de l’auteur, de son incapacité à s'autocritiquer, de son raisonnement paranoïaque.

En fait, l’incompréhension de soi est une source très importante de l’incompréhension d’autrui. On se masque à soi-même ses carences et faiblesses, ce qui rend impitoyable pour les carences et faiblesses d’autrui.

L’égocentrisme s’amplifie dans le relâchement des contraintes et obligations qui faisaient autrefois renoncer aux désirs individuels quand ils s’opposaient aux désirs des parents ou des conjoints. Aujourd’hui, l’incompréhension ravage les relations parents-enfants, époux-épouses. Partout, elle se répand en cancer de la vie quotidienne, suscitant des calomnies, des agressions, des meurtres psychiques (souhaits de morts). Le monde des intellectuels, écrivains ou universitaires, qui devrait être le plus compréhensif, est le plus gangrené sous l’effet d’une hypertrophie du moi nourrie par un besoin de consécration et de gloire.

    1. Ethnocentrisme et sociocentrisme

 

Ils nourrissent les xénophobies et racismes et peuvent aller jusqu'à retirer à l'étranger la qualité d'humain. Aussi, la vraie lutte contre les racismes s’opérerait-elle mieux contre leurs racines égo-socio-centriques que contre leurs symptômes.

Les idées préconçues, les rationalisations à partir de prémisses arbitraires, l'autojustification frénétique, l'incapacité de s'autocritiquer, le raisonnement paranoïaque, l'arrogance, le déni, le mépris, la fabrication et la condamnation de coupables sont les causes et les conséquences des pires incompréhensions issues à la fois de l’égocentrisme et de l’ethnocentrisme.

L’incompréhension produit autant d’abêtissement que celui-ci produit de l’incompréhension. L’indignation fait l’économie de l’examen et de l’analyse. Comme dit Clément Rosset : " la disqualification pour raisons d'ordre moral permet d'éviter tout effort d'intelligence de l'objet disqualifié, en sorte qu'un jugement moral traduit toujours un refus d'analyser et même un refus de penser ". Comme le remarquait Westermarck : " le caractère distinctif de l'indignation morale reste l'instinctif désir de rendre peine pour peine ".

L’incapacité de concevoir un complexe et la réduction de la connaissance d’un ensemble à celle d’une de ses parties provoquent des conséquences encore plus funestes dans le monde des relations humaines que dans celui de la connaissance du monde physique.

2.3 L’esprit réducteur

Ramener la connaissance d’un complexe à celle d’un de ses éléments, jugé seul significatif, a des conséquences pires en éthique qu'en connaissance physique. Or, c’est aussi bien le mode de penser dominant, réducteur et simplificateur, allié aux mécanismes d’incompréhension, qui détermine la réduction d’une personnalité, multiple par nature, à l’un seul de ses traits. Si le trait est favorable, il y aura méconnaissance des aspects négatifs de cette personnalité. S’il est défavorable, il y aura méconnaissance de ses traits positifs. Dans l’un et l’autre cas, il y aura incompréhension. La compréhension nous demande, par exemple, de ne pas enfermer, de ne pas réduire un être humain à son crime, ni même, s'il a commis plusieurs crimes, à sa criminalité. Comme disait Hegel : " La pensée abstraite ne voit dans l'assassin rien d'autre que cette qualité abstraite (tirée hors de son complexe) et (détruit) en lui, à l'aide de cette seule qualité, tout le reste de son humanité ".

De plus, rappelons que la possession par une idée, une foi, qui donne la conviction absolue de sa vérité, annihile toute possibilité de compréhension de l’autre idée, de l’autre foi, de l’autre personne.

Ainsi, les obstacles à la compréhension sont-ils multiples et multiformes : les plus graves sont constitués par la boucle égocentrisme ø autojustification ø self-deception, par les possessions et les réductions, ainsi que par le talion et la vengeance, structures enracinées de façon indélébile dans l'esprit humain, qu’il ne peut arracher, mais qu’il peut et doit surmonter.

La conjonction des incompréhensions, l'intellectuelle et l'humaine, l’individuelle et la collective, constitue des obstacles majeurs à l’amélioration des relations entre individus, groupes, peuples, nations.

Ce ne sont pas seulement les voies économiques, juridiques, sociales, culturelles qui faciliteront les voies de la compréhension ; il faut aussi des voies intellectuelles et des voies éthiques qui pourront développer la double compréhension, intellectuelle et humaine.

3. L’ETHIQUE DE LA COMPREHENSION

L'éthique de la compréhension est un art de vivre qui nous demande d'abord de comprendre de façon désintéressée. Elle demande un grand effort, car elle ne peut attendre aucune réciprocité : celui qui est menacé de mort par un fanatique comprend pourquoi le fanatique veut le tuer, en sachant que celui-ci ne le comprendra jamais. Comprendre le fanatique qui est incapable de nous comprendre, c'est comprendre les racines, les formes et les manifestations du fanatisme humain. C'est comprendre pourquoi et comment on hait et on méprise. L’éthique de la compréhension nous demande de comprendre l’incompréhension.

L'éthique de la compréhension demande d'argumenter, de réfuter au lieu d'excommunier et d'anathématiser. Enfermer dans la notion de traître ce qui relève d'une intelligibilité plus ample empêche de reconnaître l'erreur, le fourvoiement, les idéologies, les dérives.

La compréhension n'excuse ni n'accuse : elle nous demande d'éviter la condamnation péremptoire, irrémédiable, comme si l'on n'avait jamais soi-même connu la défaillance ni commis des erreurs. Si nous savons comprendre avant de condamner, nous serons sur la voie de l’humanisation des relations humaines.

Ce qui favorise la compréhension c’est :

3.1 Le " bien penser "

Celui-ci est le mode de penser qui permet d'appréhender ensemble le texte et le contexte, l'être et son environnement, le local et le global, le multidimensionnel, bref le complexe, c’est-à-dire les conditions du comportement humain. Il nous permet d’en comprendre également les conditions objectives et subjectives (self-deception, possession par une foi, délires et hystéries).

3.2 L’introspection

La pratique mentale de l’auto-examen permanent de soi est nécessaire, car la compréhension de nos propres faiblesses ou manques est la voie pour la compréhension de ceux d’autrui. Si nous découvrons que nous sommes tous des êtres faillibles, fragiles, insuffisants, carencés, alors nous pouvons découvrir que nous avons tous un besoin mutuel de compréhension.

L'auto-examen critique nous permet de nous décentrer relativement par rapport à nous-mêmes, donc de reconnaître et juger notre égocentrisme. Il nous permet de ne pas nous poser en juges de toutes choses.

4. LA CONSCIENCE DE LA COMPLEXITE HUMAINE

La compréhension d'autrui nécessite une conscience de la complexité humaine.

Ainsi pouvons-nous puiser dans la littérature romanesque et le cinéma la conscience que l'on ne doit pas réduire un être à la plus petite partie de lui-même, ni au plus mauvais fragment de son passé. Alors que dans la vie ordinaire nous nous hâtons d’enfermer dans la notion de criminel celui qui a commis un crime, réduisant tous les autres aspects de sa vie et de sa personne à ce seul trait, nous découvrons dans leurs multiples aspects les rois gangsters de Shakespeare et les gangsters royaux des films noirs. Nous pouvons voir comment un criminel peut se transformer et se racheter comme Jean Valjean et Raskolnikov.

Nous pouvons enfin y apprendre les plus grandes leçons de la vie, la compassion pour la souffrance de tous les humiliés et la véritable compréhension.

4.1 L’ouverture subjective (sympathique) à autrui

Nous sommes ouverts à certains proches privilégiés, mais demeurons la plupart du temps fermés à autrui. Le cinéma, en favorisant le plein emploi de notre subjectivité par projection et identification, nous fait sympathiser et comprendre ceux qui nous seraient étrangers ou antipathiques dans les temps ordinaires. Celui qui a répugnance pour le vagabond rencontré dans la rue sympathise de tout son cœur, au cinéma, avec le vagabond Charlot. Alors que dans la vie quotidienne nous sommes quasi indifférents aux misères physiques et morales, nous ressentons à la lecture du roman ou à la vision du film la compassion et la commisération.

4.2 L’intériorisation de la tolérance

La vraie tolérance n’est pas indifférence aux idées ou scepticismes généralisés. Elle suppose une conviction, une foi, un choix éthique et en même temps l’acceptation que soient exprimés les idées, convictions, choix contraires aux nôtres. La tolérance suppose une souffrance à supporter l’expression d’idées négatives ou, selon nous, néfastes, et une volonté d’assumer cette souffrance.

Il y a quatre degrés de tolérance : le premier, qu'a exprimé Voltaire, nous contraint à respecter le droit de proférer un propos qui nous semble ignoble ; cela n'est pas respecter l'ignoble, c'est éviter que nous imposions notre propre conception de l'ignoble pour prohiber une parole. Le second degré est inséparable de l'option démocratique : le propre de la démocratie est de se nourrir d'opinions diverses et antagonistes ; ainsi, le principe démocratique enjoint à chacun de respecter l'expression des idées antagonistes aux siennes. Le troisième degré obéit à la conception de Niels Bohr pour qui le contraire d'une idée profonde est une autre idée profonde ; autrement dit, il y a une vérité dans l'idée antagoniste à la nôtre, et c'est cette vérité qu'il faut respecter. Le quatrième degré vient de la conscience des possessions humaines par les mythes, idéologies, idées ou dieux, ainsi que de la conscience des dérives qui emportent les individus bien plus loin et ailleurs que là où ils voulaient se rendre. La tolérance vaut bien sûr pour les idées, non pour les insultes, agressions, actes meurtriers.

5. COMPREHENSION, ETHIQUE ET CULTURE PLANETAIRES

Nous devons lier l’éthique de la compréhension entre personnes avec l’éthique de l'ère planétaire qui demande de mondialiser la compréhension. La seule vraie mondialisation qui serait au service du genre humain est celle de la compréhension, de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité.

Les cultures doivent apprendre les unes des autres, et l’orgueilleuse culture occidentale, qui s’est posée en culture enseignante, doit devenir aussi une culture apprenante. Comprendre, c'est aussi, sans cesse, apprendre et ré-apprendre.

Comment les cultures peuvent-elles communiquer ? Magoroh Maruyama nous donne une utile indication. Dans chaque culture les mentalités dominantes sont ethno- ou sociocentriques, c’est-à-dire plus ou moins fermées à l’égard des autres cultures. Mais il y a aussi au sein de chaque culture des mentalités ouvertes, curieuses, non orthodoxes, déviantes, et il y a aussi les métis, fruits de mariages mixtes, qui constituent des ponts naturels entre les cultures. Souvent, les déviants sont des écrivains ou poètes dont le message peut rayonner dans leur propre pays comme dans le monde extérieur.

Quand il s'agit d'art, de musique, de littérature, de pensée, la mondialisation culturelle n'est pas homogénéisante. Il se constitue de grandes vagues transnationales qui favorisent en même temps l'expression des originalités nationales en leur sein. Ainsi en a-t-il été en Europe pour le Classicisme, les Lumières, le Romantisme, le Réalisme, le Surréalisme. Aujourd’hui, les romans japonais, latino-américains, africains sont publiés dans les grandes langues européennes, et les romans européens sont publiés en Asie, en Orient, en Afrique et dans les Amériques. Les traductions d'une langue à l'autre des romans, essais, livres philosophiques permettent à chaque pays d'accéder aux œuvres des autres pays et de se nourrir des cultures du monde tout en nourrissant par ses œuvres propres un bouillon de culture planétaire. Certes, celui-ci, qui recueille les apports originaux de multiples cultures, est encore cantonné à des sphères restreintes dans chaque nation ; mais son développement est un trait marquant de la seconde partie du XXe siècle et il devrait s’amplifier dans le XXIe, ce qui serait un atout pour la compréhension entre les humains.

Parallèlement, les cultures orientales suscitent en Occident diverses curiosités et interrogations. Déjà l'Occident avait traduit l'Avesta et les Upanishads au XVIIIe siècle, Confucius et Lao Tseu au XIXe, mais les messages d'Asie demeuraient seulement objets d'études érudites. C'est seulement au XXe siècle que l’art africain, les philosophies et mystiques de l'Islam, les textes sacrés de l'Inde, la pensée du Tao, celle du bouddhisme deviennent des sources vives pour l'âme occidentale entrainée/enchaînée dans le monde de l'activisme, du productivisme, de l'efficacité, du divertissement et qui aspire à la paix intérieure et à la relation harmonieuse avec le corps.

L’ouverture de la culture occidentale peut paraître pour certains à la fois incompréhensive et incompréhensible. Mais la rationalité ouverte et autocritique issue de la culture européenne permet la compréhension et l’intégration de ce que d’autres cultures ont développé et qu’elle a atrophié. L’Occident doit aussi intégrer en lui les vertus des autres cultures afin de corriger l'activisme, le pragmatisme, le quantitativisme, le consommationnisme effrénés qu’il a déchaînés en son sein et hors de lui. Mais il doit aussi sauvegarder, régénérer et propager le meilleur de sa culture qui a produit la démocratie, les droits humains, la protection de la sphère privée du citoyen.

La compréhension entre sociétés suppose des sociétés démocratiques ouvertes, ce qui veut dire que le chemin de la Compréhension entre cultures, peuples et nations passe par la généralisation des sociétés démocratiques ouvertes.

Mais n’oublions pas que même dans les sociétés démocratiques ouvertes demeure le problème épistémologique de la compréhension : pour qu’il puisse y avoir compréhension entre structures de pensée, il faut pouvoir passer à une métastructure de pensée qui comprenne les causes de l'incompréhension des unes à l'égard des autres et qui puisse les dépasser.

La compréhension est à la fois moyen et fin de la communication humaine. La planète nécessite dans tous les sens des compréhensions mutuelles. Etant donné l’importance de l’éducation à la compréhension, à tous les niveaux éducatifs et à tous les âges, le développement de la compréhension nécessite une réforme planétaire des mentalités ; telle doit être l’œuvre pour l’éducation du futur.


 

 

 

CHAPITRE VII

L’ETHIQUE DU GENRE HUMAIN



Comme nous l’avons vu au chapitre III, la conception complexe du genre humain comporte la triade individu øsociété øespèce. Les individus sont plus que les produits du processus reproducteur de l'espèce humaine, mais ce même processus est produit par des individus à chaque génération. Les interactions entre individus produisent la société et celle-ci rétroagit sur les individus. La culture, au sens générique, émerge de ces interactions, relie celles-ci et leur donne une valeur. Individu øsociété øespèce s’entretiennent donc au sens fort : se soutiennent, s’entre-nourrissent et se relient.

Ainsi, individu øsociété øespèce sont non seulement inséparables mais coproducteurs l’un de l’autre. Chacun de ces termes est à la fois moyen et fin des autres. On n’en peut absolutiser aucun et faire de l’un seul la fin suprême de la triade ; celle-ci est en elle-même rotativement sa propre fin. Ces éléments ne sauraient par conséquent être entendus comme dissociés : toute conception du genre humain signifie développement conjoint des autonomies individuelles, des participations communautaires et du sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. Au sein de cette triade complexe émerge la conscience.

Dès lors, une éthique proprement humaine, c’est-à-dire une anthropo-éthique, doit être considérée comme une éthique de la boucle à trois termes individu øsociété ø espèce, d’où émergent notre conscience et notre esprit proprement humain. Telle est la base pour enseigner l’éthique à venir.

L’anthropo-éthique suppose la décision consciente et éclairée :

 

L’anthropo-éthique nous dit d’assumer la mission anthropologique du millénaire :

 

L’anthropo-éthique comporte ainsi l’espérance en l’accomplissement de l'humanité comme conscience et citoyenneté planétaire. Elle comporte donc, comme toute éthique, une aspiration et une volonté, mais aussi un pari dans l’incertain. Elle est conscience individuelle au-delà de l’individualité.

1. LA BOUCLE INDIVIDU ø SOCIETE : ENSEIGNER LA DEMOCRATIE

Individu et Société existent mutuellement. La démocratie permet la relation riche et complexe individu ø société, où les individus et la société peuvent s’entraider, s’entre-épanouir, s’entre-réguler, s’entre-contrôler.

La démocratie se fonde sur le contrôle de l'appareil du pouvoir par les contrôlés et, par là, réduit l'asservissement (que détermine un pouvoir qui ne subit pas la rétroaction de ceux qu'il soumet) ; en ce sens, la démocratie est plus qu’un régime politique ; c’est la régénération continue d'une boucle complexe et rétroactive : les citoyens produisent la démocratie qui produit les citoyens.

A la différence des sociétés démocratiques fonctionnant grâce aux libertés individuelles et à la responsabilisation des individus, les sociétés autoritaires ou totalitaires colonisent les individus qui ne sont que sujets ; dans la démocratie, l’individu est citoyen, personne juridique et responsable ; d’une part exprimant ses vœux et ses intérêts, d’autre part responsable et solidaire de sa cité.

1.1 Démocratie et complexité

La démocratie ne peut être définie de façon simple. La souveraineté du peuple citoyen comporte en même temps l'autolimitation de cette souveraineté par l'obéissance aux lois et le transfert de souveraineté aux élus. La démocratie comporte en même temps l’autolimitation de l’emprise de l’Etat par la séparation des pouvoirs, la garantie des droits individuels et la protection de la vie privée.

La démocratie a évidemment besoin du consensus de la majorité des citoyens et du respect des règles démocratiques. Elle a besoin que le plus grand nombre de citoyens croie en la démocratie. Mais, en même temps que de consensus, la démocratie a besoin de diversité et d’antagonismes.

L'expérience du totalitarisme a mis en relief un caractère clé de la démocratie : son lien vital avec la diversité.

La démocratie suppose et nourrit la diversité des intérêts ainsi que la diversité des idées. Le respect de la diversité signifie que la démocratie ne peut être identifiée à la dictature de la majorité sur les minorités ; elle doit comporter le droit des minorités et des protestataires à l'existence et à l'expression, et elle doit permettre l'expression des idées hérétiques et déviantes. De même qu’il faut protéger la diversité des espèces pour sauvegarder la biosphère, il faut protéger celle des idées et des opinions, ainsi que la diversité des sources d'information et des moyens d'information (presse, médias) pour sauvegarder la vie démocratique.

La démocratie a en même temps besoin de conflits d'idées et d'opinions ; ils lui donnent sa vitalité et sa productivité. Mais la vitalité et la productivité des conflits ne peuvent s'épanouir que dans l'obéissance à la règle démocratique qui régule les antagonismes en remplaçant les batailles physiques par des batailles d'idées et qui détermine par l’intermédiaire de débats et d’élections le vainqueur provisoire des idées en conflit, lequel a, en échange, la responsabilité de rendre compte de l’application de ses idées.

Ainsi, exigeant à la fois consensus, diversité et conflictualité, la démocratie est-elle un système complexe d'organisation et de civilisation politiques qui nourrit et se nourrit de l'autonomie d'esprit des individus, de leur liberté d'opinion et d'expression, de leur civisme, qui nourrit et se nourrit de l'idéal Liberté ø Egalité ø Fraternité, lequel comporte une conflictualité créatrice entre ses trois termes inséparables.

La démocratie constitue donc un système politique complexe dans le sens où elle vit de pluralités, concurrences et antagonismes tout en demeurant une communauté.

Ainsi, la démocratie constitue l'union de l'union et de la désunion ; elle tolère et se nourrit endémiquement, parfois éruptivement, de conflits qui lui donnent sa vitalité. Elle vit de pluralité, y compris au sommet de l'Etat (division des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire) et doit entretenir cette pluralité pour s'entretenir elle-même.

Le développement des complexités politiques, économiques et sociales nourrit les développements de l'individualité et celle-ci s'y affirme dans ses droits (de l'homme et du citoyen) ; elle y acquiert des libertés existentielles (choix autonome du conjoint, de la résidence, des loisirs...).

1.2 La dialogique démocratique

Ainsi, tous les traits importants de la démocratie ont un caractère dialogique qui unit de façon complémentaire des termes antagonistes : consensus/conflictualité, liberté ø égalité ø fraternité, communauté nationale/antagonismes sociaux et idéologiques. Enfin, la démocratie dépend des conditions qui dépendent de son exercice (esprit civique, acceptation de la règle du jeu démocratique).

Les démocraties sont fragiles, elles vivent de conflits, mais ceux-ci peuvent la submerger. La démocratie n’est pas encore généralisée sur l’ensemble de la planète, qui comporte bien des dictatures et des résidus du totalitarisme du XXe siècle ou des germes de nouveaux totalitarismes. Elle demeurera menacée au XXIe siècle. De plus, les démocraties existantes sont non pas accomplies mais incomplètes ou inachevées.

La démocratisation des sociétés occidentales a été un long processus qui s'est poursuivi très irrégulièrement dans certains domaines comme l'accession des femmes à l’égalité avec les hommes dans le couple, le travail, l'accession aux carrières publiques. Le socialisme occidental n'a pu réussir à démocratiser l'organisation économique/sociale de nos sociétés. Les entreprises demeurent des systèmes autoritaires hiérarchiques, démocratisés très partiellement à la base par des conseils ou des syndicats. Il est certain qu'il y a des limites à la démocratisation dans des organisations dont l'efficacité est fondée sur l'obéissance, comme l'armée. Mais on peut se demander si, comme le découvrent certaines entreprises, on ne peut acquérir une autre efficacité en faisant appel à l'initiative et à la responsabilité des individus ou des groupes. De toute façon, nos démocraties comportent carences et lacunes. Ainsi, les citoyens concernés ne sont pas consultés sur les alternatives en matière par exemple de transports (TGV, avions gros porteurs, autoroutes, etc.).

Il n'y a pas que les inachèvements démocratiques. Il y a des processus de régression démocratique qui tendent à déposséder les citoyens des grandes décisions politiques (sous le motif que celles-ci sont très " compliquées " à prendre et doivent être prises par des " experts " technocrates), à atrophier leurs compétences, à menacer la diversité, à dégrader le civisme.

Ces processus de régression sont liés à l'accroissement de la complexité des problèmes et au mode mutilant de les traiter. La politique se fragmente en divers domaines et la possibilité de les concevoir ensemble s'amenuise ou disparaît.

Du même coup, il y a dépolitisation de la politique, qui s'autodissout dans l'administration, la technique (l’expertise), l'économie, la pensée quantifiante (sondages, statistiques). La politique en miettes perd la compréhension de la vie, des souffrances, des détresses, des solitudes, des besoins non quantifiables. Tout cela contribue à une gigantesque régression démocratique, les citoyens devenant dépossédés des problèmes fondamentaux de la cité.

1.3 L’avenir de la démocratie

Les démocraties du XXIe siècle seront de plus en plus confrontées à un problème gigantesque, né du développement de l’énorme machine où science, technique et bureaucratie sont intimement associées. Cette énorme machine ne produit pas que de la connaissance et de l'élucidation, elle produit aussi de l'ignorance et de l'aveuglement. Les développements disciplinaires des sciences n'ont pas apporté que les avantages de la division du travail ; elles ont aussi apporté les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir. Ce dernier est devenu de plus en plus ésotérique (accessible aux seuls spécialistes) et anonyme (concentré dans des banques de données et utilisé par des instances anonymes, au premier chef l'Etat). De même la connaissance technique est réservée aux experts dont la compétence dans un domaine clos s'accompagne d'une incompétence lorsque ce domaine est parasité par des influences extérieures ou modifié par un événement nouveau. Dans de telles conditions, le citoyen perd le droit à la connaissance. Il a le droit d'acquérir un savoir spécialisé en faisant des études ad hoc, mais il est dépossédé en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent. L'arme atomique, par exemple, a totalement dépossédé le citoyen de la possibilité de la penser et de la contrôler. Son utilisation est généralement livrée à la décision personnelle du seul chef de l'Etat sans consultation d'aucune instance démocratique régulière. Plus la politique devient technique, plus la compétence démocratique régresse.

Le problème ne se pose pas seulement pour la crise ou la guerre. Il est de la vie quotidienne : le développement de la technobureaucratie installe le règne des experts dans tous les domaines qui, jusqu'alors, relevaient des discussions et décisions politiques, et il supplante les citoyens dans les domaines ouverts aux manipulations biologiques de la paternité, de la maternité, de la naissance, de la mort. Ces problèmes ne sont pas entrés dans la conscience politique ni dans le débat démocratique du XXe siècle, à quelques exceptions près.

Plus profondément, le fossé qui s'accroît entre une technoscience ésotérique, hyperspécialisée et les citoyens crée une dualité entre les connaissants -dont la connaissance est du reste morcelée, incapable de contextualiser et globaliser- et les ignorants, c'est-à-dire l'ensemble des citoyens. Ainsi, se crée une nouvelle fracture sociale entre une " nouvelle classe " et les citoyens. Le même processus est en marche dans l’accès aux nouvelles technologies de communication entre les pays riches et les pays pauvres.

Les citoyens sont rejetés hors des domaines politiques, de plus en plus accaparés par les "experts", et la domination de la " nouvelle classe " empêche en fait la démocratisation de la connaissance.

Dans ces conditions la réduction du politique au technique et à l'économique, la réduction de l'économique à la croissance, la perte des repères et des horizons, tout cela produit l'affaiblissement du civisme, la fuite et le refuge dans la vie privée, l'alternance entre apathie et révoltes violentes, et ainsi, en dépit du maintien des institutions démocratiques, la vie démocratique dépérit.

Dans ces conditions se pose aux sociétés réputées démocratiques la nécessité de régénérer la démocratie tandis que, dans une très grande partie du monde, se pose le problème de générer la démocratie et que les nécessités planétaires nous demandent d’engendrer une nouvelle possibilité démocratique à leur échelle.

La régénération démocratique suppose la régénération du civisme, la régénération du civisme suppose la régénération de la solidarité et de la responsabilité, c’est-à-dire le développement de l’anthropo-éthique.

2. LA BOUCLE INDIVIDU / ESPECE : ENSEIGNER LA CITOYENNETE TERRESTRE

Le lien éthique de l’individu à l’espèce humaine a été affirmé dès les civilisations de l’Antiquité. C’est l’auteur latin Térence qui, au deuxième siècle avant l’ère chrétienne, faisait dire à l’un des personnages du Bourreau de soi-même : " homo sum, nihil a me alienum puto " (" je suis humain, rien de ce qui est humain ne m’est étranger ").

Cette anthropo-éthique a été recouverte, obscurcie, amoindrie par les éthiques culturelles diverses et closes, mais elle n’a cessé d’être entretenue dans les grandes religions universalistes et de réémerger dans les éthiques universalistes, dans l’humanisme, dans les droits de l'homme, dans l’impératif kantien.

Kant disait déjà que la finitude géographique de notre terre impose à ses habitants un principe d'hospitalité universelle, reconnaissant à l'autre le droit de ne pas être traité en ennemi. A partir du XXe siècle, la communauté de destin terrestre nous impose de façon vitale la solidarité.

3. L’HUMANITE COMME DESTIN PLANETAIRE

La communauté de destin planétaire permet d’assumer et d’accomplir cette part de l’anthropo-éthique qui concerne la relation entre l’individu singulier et l’espèce humaine en tant que tout.

Elle doit œuvrer pour que l’espèce humaine, sans cesser de demeurer l’instance biologico-reproductrice de l’humain, se développe et donne enfin, avec le concours des individus et des sociétés, concrètement naissance à l’Humanité comme conscience commune et solidarité planétaire du genre humain.

L'Humanité a cessé d'être une notion seulement biologique tout en devant être pleinement reconnue dans son inclusion indissociable dans la biosphère ; l'Humanité a cessé d'être une notion sans racines : elle est enracinée dans une " Patrie ", la Terre, et la Terre est une Patrie en danger. L'Humanité a cessé d'être une notion abstraite : c'est une réalité vitale, car elle est désormais pour la première fois menacée de mort ; l'Humanité a cessé d'être une notion seulement idéale, elle est devenue une communauté de destin, et seule la conscience de cette communauté peut la conduire à une communauté de vie ; l’Humanité est désormais surtout une notion éthique : elle est ce qui doit être réalisé par tous et en tout un chacun.

Alors que l’espèce humaine continue son aventure sous la menace de l’autodestruction, l’impératif est devenu : sauver l'Humanité en la réalisant.

Certes, la domination, l'oppression, la barbarie humaines demeurent et s’aggravent sur la planète. Il s'agit d'un problème anthropo-historique fondamental, auquel il n'y a pas de solution a priori, mais sur lequel il y a des améliorations possibles et que seul pourrait traiter le processus multidimensionnel qui tendrait à civiliser chacun de nous, nos sociétés, la Terre.

Seules et conjointement une politique de l’homme, une politique de civilisation, une réforme de pensée, l’anthropo-éthique, le véritable humanisme, la conscience de Terre-Patrie réduiraient l'ignominie dans le monde.

Encore pour longtemps (cf. chapitre III) l'épanouissement et la libre expression des individus constituent notre dessein éthique et politique pour la planète ; cela suppose à la fois le développement de la relation individu øsociété dans le sens démocratique et le développement de la relation individu øespèce dans le sens de la réalisation de l’Humanité ; c’est-à-dire que les individus demeurent intégrés dans le développement mutuel des termes de la triade individu øsociété øespèce. Nous n’avons

pas les clefs qui ouvriraient les portes d’un avenir meilleur. Nous ne connaissons pas de chemin tracé. " El camino se hace al andar " (Antonio Machado). Mais nous pouvons dégager nos finalités : la poursuite de l’hominisation en humanisation, via l’accession à la citoyenneté terrestre. Pour une communauté planétaire organisée : telle n’est-elle pas la mission d’une véritable Organisation des Nations Unies ?


15    On peut se demander enfin si l'école ne pourrait être pratiquement et concrètement un laboratoire de vie démocratique. Bien sûr, il s'agirait d'une démocratie limitée dans le sens qu'un enseignant ne saurait être élu par ses élèves, qu'une nécessaire autodiscipline collective ne saurait éliminer une discipline imposée et dans le sens également que l'inégalité de principe entre ceux qui savent et ceux qui apprennent ne saurait être abolie.
 Toutefois, (et de toutes façons l'autonomie acquise par la classe d’âge adolescente le requiert) l'autorité ne saurait être inconditionnelle, et il pourrait être instauré des règles de mise en question des décisions jugées arbitraires, notamment avec l'institution d'un conseil de classe élu par les élèves, voire d'instances d'arbitrage extérieures. La réforme française des lycées, mise en place en 1999, instaure ce genre de mécanismes.
 Mais surtout, la classe doit être le lieu d'apprentissage du débat argumenté, des règles nécessaires à la discussion, de la prise de conscience des nécessités et des procédures de compréhension de la pensée d'autrui, de l'écoute et du respect des voix minoritaires et déviantes. Aussi, l'apprentissage de la compréhension doit jouer un rôle capital dans l'apprentissage démocratique.

16     Cf. Edgar Morin, Introduction à une politique de l’homme, nouvelle édition, Le Seuil Points, 1999

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